Contribution aux débats du CDFN de la FSU de janvier 2020.

7 semaines de grève, une mobilisation exemplaire, un mouvement social puissant. Ce mouvement remonte à loin : la colère de la population face aux inégalités sociales grandissantes s’est nourrie du mouvement des Gilets jaunes, des nombreuses luttes sectorielles qui ont émaillé le territoire l’an passé, comme ce fut le cas dans l’éducation, par exemple. Ce mouvement a maturé, il s’est construit bien avant le 5 décembre, l’intersyndicale interpro (CFE-CGC, CGT, FO, FSU, Solidaires et les orgas de jeunesse), qui a su prendre ses responsabilités, a préparé la mobilisation en amont pour assurer la réussite de la journée ; portée par un mot d’ordre unifiant (le retrait), elle a mené campagne auprès des salarié-es et de l’ensemble de la population, elle a décrypté les éléments volontairement flous de la réforme. Le 5 décembre, le défi a été relevé : cette journée de mobilisation massive a permis d’impulser le mouvement, et de remettre en selle les organisations syndicales. Les initiatives de l’intersyndicale ont su répondre justement aux nécessités et possibilités de la mobilisation. Quelle que soit l’issue de ce conflit, cela laissera des traces positives : la prise de conscience de la réalité de la politique du gouvernement s’est élargie, les syndicats de transformation sociale et de lutte ont mis en évidence leur caractère indispensable dans les mobilisations.


Ce mouvement est historique à plus d’un titre : par sa durée, par son caractère innovant, par l’implication de secteurs interprofessionnels, par le soutien de l’opinion. C’est un mouvement très ancré, qui a su passer le cap des congés de fin d’année pour se poursuivre en janvier. Grève reconductible dans les transports pendant presque 40 jours, permanence des actions pendant la période des congés, grèves majoritaires dans l’éducation sur des temps très rapprochés, participation importante des grévistes aux AG, soutien et solidarité (caisses de grève, concerts de soutien,…), actions de convergence (rassemblements interpro sur les piquets de grève SNCF ou RATP, actions menées de façon interprofessionnelle sur le terrain, type blocages, péages gratuits, …), implication de secteurs peu habitués à ce type de mobilisation : les avocat-es (qui jettent leur robe aux pieds de la Garde des sceaux), les danseur-ses et musicien-nes de l’Opéra (qui dispensent des spectacles publics en extérieur), et la liste n’est pas exhaustive : cette mobilisation populaire a su trouver les moyens de porter la question de la réforme des retraites, et au-delà, celle de la répartition des richesses et celle de la justice sociale, sur le devant de la scène.

Des limites cependant 
Malgré la persistance de la mobilisation et de l’adhésion de la population, ce mouvement connaît des limites : de nouveaux secteurs se mobilisent en janvier, mais globalement, alors que l’intersyndicale appelle à amplifier et généraliser la contestation, elle ne parvient pas réellement à s’élargir. La reconduction de la grève ne « prend » pas au-delà des transports : dans l’éducation, les collègues réinvestissent les AG, mais la grève reconductible reste cependant minoritaire, les collègues privilégiant les temps forts. Les salarié-es du privé, comme la jeunesse en général, ne sont pas assez impliqué-es dans cette lutte. Enfin, la grève des transports se concentre sur Paris, la difficulté à circuler est visible avant tout sur l’Ile de France et les grandes agglomérations : le mouvement ne parvient pas à bloquer réellement l’économie du pays.
Alors qu’une grande partie des salarié-es est d’accord avec ce mouvement, les défaites et la résignation passées ont du mal à être complètement surmontées : cette mobilisation, bien que légitime, et malgré ses atouts (puissance, durée…) ne parvient pas encore à rassembler massivement, notamment parce que la difficulté de convaincre qu’il est possible de gagner est très présente.
Cette opinion sert de fondement à la CFDT et l’UNSA, qui justifient ainsi leur ligne de « négociation » de moindres reculs, faisant ainsi un pas de plus dans la démonstration de l’intégration complète du néo-libéralisme dans leur pensée et leur pratique syndicale d’adaptation à celui-ci.

Une politique de terre brûlée
En décembre, le gouvernement communique sur sa volonté de mener à bien sa réforme ; cependant, au fil de la mobilisation, des accrocs au projet se succèdent : dans le secteur aérien, la Police, la gendarmerie, pour les pompiers, les routiers, à l’Opéra, et même pour la RATP et la SNCF, les « spécificités » prévalent et donnent lieu à des exceptions à la prétendue universalité du système. Le gouvernement ajoute encore à la confusion en concédant quelques aménagements : recul sur la date d’entrée en vigueur de la réforme (génération après 75), clause dite du grand-père… Les tentatives de division n’entament pourtant pas le front de la contestation, les grévistes et l’intersyndicale continuent à exiger le retrait du projet.
Dans un second temps, à partir du 11 décembre, le gouvernement renchérit alors en annonçant un âge pivot, et en remettant au 7 janvier, échéance alors assez lointaine, la date des négociations : tout traduit sa grande fébrilité, il se dit néanmoins inflexible, cherche alors à décourager la contestation, et joue le pourrissement du mouvement. Cela oblige toutefois la CFDT et l’UNSA à avoir une posture plus critique.
Alors que le conflit dure depuis plus de 6 semaines, viennent les annonces du premier ministre le 11 janvier, censées résulter des concertations et proposer une sortie de crise. Les gesticulations de la CFDT criant victoire après l’annonce de la suspension de l’âge pivot ne changent rien à la donne, personne n’est dupe : le projet demeure, la mesure (décalée dans le temps) de l’âge pivot également. Le premier ministre confirme que les pistes de financement excluront toute augmentation du « coût » du travail.

Le gouvernement ne cède rien : il continue à répondre à la contestation par la répression (arrestations et garde-à-vue de plus en plus nombreuses de militant-es, y compris syndicales-aux) et les violences policières se répètent et sont nombreuses. Il ne cède rien sur la méthode : il annonce déjà qu’il procédera par ordonnances pour imposer sa réforme, ce qui ne laisse aucun doute sur la marge laissée à la concertation d’ici avril.
Il ne cède rien aux enseignant-es, largement mobilisé-es, alors qu’il reconnaît publiquement qu’ils-elles vont payer un lourd tribut à cette réforme et que leur pension va considérablement baisser avec la retraite par points. Malgré tout, la mobilisation permet d’obtenir des concertations avec Blanquer, mais la possible revalorisation n’en est pas une : elle ne se situe que dans le cadre contraint de la réforme des retraites, c’est donc une « compensation » des pertes que la profession subira inexorablement. Par ailleurs, les mesures évoquées ne concerneraient qu’une partie de la profession, et seraient conditionnées à des contreparties inacceptables (menaces sur le métier, le statut, les conditions de travail). Les personnels de l’éducation resteraient en l’état les grand-es perdant-es de la réforme, car le gouvernement n’est pas prêt à assumer les coûts d’une véritable revalorisation des enseignant-es. Les annonces de Blanquer pour 2021 montrent bien la faiblesse de l’engagement envisagé, et le caractère plus qu’incertain du maintien par les gouvernements suivants des mesures envisagées par celui-ci. Soulignons aussi qu’il laisse de côté tous-tes les autres fonctionnaires, parmi lesquel-les nombreux-ses sont celles et ceux qui verraient également baisser drastiquement leur pension. Pour tous et toutes, ce qu’il prévoit, c’est une fois encore le gel du point d’indice jusqu’en 2022 !

Poursuivre l’affrontement
Ce gouvernement mène une guerre de classes et entend imposer son projet ultra libéral à tous les niveaux : il détruit progressivement la fonction publique (FP), en s’attaquant aux statuts, en supprimant les CAP , en instaurant la rupture conventionnelle, etc ; il affaiblit les services publics (en témoigne, entre autres, la crise des services hospitaliers depuis des mois) ; il procède à des privatisations (ADP) ; il réduit les droits des chômeur-ses (réforme de l’assurance chômage). Dans l’éducation, l’école Blanquer, sélective pour les élèves, consacre la mise au pas des personnels ; elle engendre une grande souffrance et une forte dégradation des conditions de travail et d’études pour tous-tes. La réforme du lycée est rejetée par tous-tes, enseignant-es, élèves et parents. Là encore, l’opposition est de mise (boycott des E3C, grève des surveillances, …).
La mobilisation du 23 novembre contre les violences faites aux femmes a été historique, plus de 150 000 personnes ont défilé partout en France. Le Grenelle contre les violences conjugales a abouti à des mesures insuffisantes. La lutte contre toutes les violences et les discriminations subies par les femmes n’est toujours pas la priorité du gouvernement. Au contraire, les conséquences de la réforme des retraites seront particulièrement lourdes pour les femmes.

C’est bien clair, ce gouvernement s’en prend à tous les fondements solidaires de notre société, parmi lesquels les SP , mais aussi la protection sociale avec notamment le système de retraites pensé non plus sur la base d’une solidarité intergénérationnelle mais seulement avec un prisme individuel et la capitalisation à la charge des individus. Cette réforme, qui de l’avis de tous-tes, n’est pas justifiée, n’a d’autre but que de verrouiller « mécaniquement » la part des richesses redistribuée aux retraites. Le projet de loi organique qui lui est attaché vise à transformer les lois de financement de la sécurité sociale en instrument de liquidation de l’Etat social par l’imposition d’une règle d’équilibre budgétaire qui s’imposera aux futurs gouvernements.
Elle engendrerait une paupérisation importante de la société. En face, le CAC 40 a progressé en 2019 de 26,37%, sa plus forte progression depuis 20 ans ! Les dividendes versés aux actionnaires s’élèvent à 49,2 milliards ! De l’argent, il y en a !

Cette guerre de classe se mène non seulement dans la modification des lois, mais également par la violence physique contre celles et ceux qui prétendent y résister. La réalité des violences policières, que nous dénonçons de longue date, est désormais largement reconnue et même condamnée dans les médias à portée nationale. Les expressions syndicales sur le sujet ont été importantes et sont à poursuivre pour alerter l’opinion. Sous la pression de celle-ci, même le président a été obligé d’affirmer qu’il attendait « la plus grande déontologie » de la part des forces de l’ordre. Mais ces paroles n’engagent à rien. La doctrine de maintien de l’ordre n’est pas révisée et continue à légitimer la violence d’État, tandis que les donneurs d’ordre et les auteurs de violences illégitimes restent impunis.
Cette conception néolibérale de la société ne sévit pas qu’en France, elle se décline sous d’autres formes partout dans le monde : les drames humains et les ravages environnementaux sont des victimes du capitalisme financier qui n’hésite pas à tout sacrifier pour réaliser des profits à court terme. Les incendies en Australie, après ceux de l’été dernier en Amazonie, en sont une triste illustration.
Heureusement, partout dans le monde, des peuples se soulèvent pour dénoncer les guerres, pour refuser le libéralisme, pour réclamer une justice sociale et mener des combats écologiques : le soulèvement de ces peuples est un encouragement à poursuivre nos combats pour mettre fin aux politiques de destruction des droits humains et de la planète.

Et maintenant ? Et après ?
En France, les tentatives de division n’entament pourtant pas le front de la contestation, les grévistes et l’intersyndicale continuent à exiger le retrait du projet de réforme des retraites. La lutte que nous menons contre ce projet est éminemment politique : au-delà de la réforme, infliger une défaite à ce gouvernement permettrait d’ouvrir des espaces nouveaux, en termes de combats à mener, de droits à conquérir et de régressions à empêcher. Pour le syndicalisme, l’enjeu est de taille : alors que le gouvernement ne ménage aucune marge pour de véritables négociations, qu’il piétine le fameux « dialogue social » et s’attaque aux organisations syndicales en détruisant le paritarisme, le syndicalisme de transformation sociale fait la démonstration qu’il peut entraîner une masse importante des travailleur-ses et rallier l’opinion publique et ce, sans réelle alternative politique qui émerge.

A ce jour, la détermination de celles et ceux qui luttent dans ce mouvement est intacte, même si les premier-es à être parti-es en reconductible ressentent le besoin de « souffler » après 6 semaines de grève ; l’opinion publique n’a pas basculé et reste majoritairement du côté des grévistes, la nocivité du projet de réforme est de plus en plus partagée : il faut donc poursuivre et amplifier la mobilisation. Le 24 janvier, jour de présentation du projet de loi en conseil des ministres, doit être une journée de grève et de mobilisation historique. Elle marquera la dynamique de la seconde séquence que le mouvement va entamer.

Il faut d’ores et déjà en penser les modalités pour l’inscrire dans la durée :

– Poursuivre dans l’interpro en repensant les rythmes et les modalités d’action, pour ne pas épuiser les militant-es et pour « marquer » l’opinion et le pouvoir : appeler à des journées de grève à un rythme régulier, et les articuler avec des actions « coups de poing », type blocages.
– Orienter nos actions en direction de l’opinion publique : mener campagne à travers des meetings, des diffusions de tracts sur les marchés. Proposer des actions pour rassembler largement (manifestations le soir et le week-end, occupations d’espaces publics)
– Interpeller les politiques : à la veille des municipales, se saisir de tous les RV électoraux et mener des actions militantes.
– Poursuivre le travail dans les collectifs unitaires féministes (Nous Toutes, CNDF, MMF, On arrête toutes…) et avec les autres organisations syndicales pour faire avancer les revendications féministes. S’atteler à construire de manière unitaire et volontariste la grève féministe du 8 mars prochain.
– Agréger les forces contestataires et investir des collectifs larges pour porter et imposer des alternatives : avec les forces politiques, associatives, avec des intellectuel-les et des personnalités, mener une campagne de longue haleine, à travers des réunions publiques communes, des tribunes, des pétitions… Construire un front d’opposition au Macronisme et de propositions pour un projet de société solidaire.
– Mettre en discussion avec l’interpro des actions qui permettent à nouveau de cristalliser le rapport de force comme une montée nationale à Paris et une journée (ou plusieurs…) de blocage généralisé dans toutes les villes.