Dès l’annonce de la fermeture des écoles et établissements, le 12 mars, Blanquer a multiplié les déclarations pour faire savoir que tout était prêt pour assurer une continuité pédagogique. Si les personnels de l’éducation sont en effet en première ligne (accueil des enfants des personnels soignants, puis des éducateur-trices sociaux, envoi de cours et de devoirs en ligne, distribution de travail sous format papier et lien téléphonique/numérique avec les familles), il ne s’agit par pour autant de continuité pédagogique. L’éducation est affaire de collectif, l’accès aux savoirs, aux connaissances, l’entrée dans les apprentissages pour tous-tes les élèves ne peuvent se faire que dans la classe, de façon collective et en faisant appel à des échanges inter-personnels. Nier cette dimension revient à nier les inégalités criantes que l’individualisation ne peut que renforcer, et donc renoncer à s’adresser à tous nos élèves.
Discontinuité pédagogique, évidemment, et scolaire la plupart du temps ; mais continuité du service public (SP). Les personnels ont à cœur leur mission de SP, ils-elles l’ont démontré en fournissant une somme impressionnante de travail, mais aussi en maintenant un lien – scolaire, social, psychologique – avec leurs élèves et les familles, dont les conditions de confinement sont parfois extrêmement problématiques, dont les conditions de vie sont les plus précaires. Un lien que personne d’autre dans la société n’a maintenu, à part eux-elles. C’est peut-être et avant tout là que se situe le rôle du SP, maintenir un lien social et incarner la solidarité.
Dans cette situation inédite que nous vivons, il faut hiérarchiser : la priorité, c’est la situation sanitaire, la santé, la vie ! Tout ce qui est mis en place au sein de l’institution ne doit en aucun cas se faire au mépris de la sécurité sanitaire. Les professionnel-les que nous sommes ont à cœur de faire le mieux possible leur métier, mais n’oublient pas que le « retard scolaire » de quelques semaines pèse bien peu au regard de la priorité du moment.
3 questions pour détailler ce propos introductif :
1- Que peut-on attendre des élèves ? Que faut-il exiger ?
La réponse est évidemment différente selon les niveaux d’enseignement, l’autonomie des élèves, les outils matériels dont ils-elles disposent. Chacun-e trouvera une réponse justifiée par sa situation personnelle, mais il est possible, en adoptant pour principe un fil rouge, de dérouler des généralités. Ce principe, c’est notre volonté de combattre aux mieux les inégalités, et ne pas en engendrer de nouvelles. Si l’on adopte ce fil rouge, que peut-on exiger des élèves ? RIEN. On ne peut rien exiger, quel que soit le niveau d’enseignement, qui soit porteur d’égalité de traitement (car l’égalité d’accès et de traitement est le fondement du SP). S’il est envisageable de corriger les travaux des élèves qui sont dans des situations leur permettant de travailler et qui le souhaitent, en annotant simplement les travaux rendus, il est donc exclu de les évaluer : il faut remettre à plus tard toute évaluation (il ne s’agit pas seulement de suspendre les notes), militer pour un report des examens, pour une validation automatique des diplômes.
On peut noter que l’enseignement supérieur a déjà recours, en temps ordinaire, à l’enseignement à distance, mais de manière limitée car il suppose des capacités d’autonomie des étudiant-es. C’est donc une réponse spécifique. Il en va tout autrement lorsque cet enseignement à distance se trouve généralisé de fait. Dans ces conditions, la grande précarité qui touche les étudiant-es est à prendre en compte comme obstacle à leur accès aux enseignements. Cette précarité trouve aussi une traduction importante chez le personnel enseignant puisque le supérieur est le plus grand employeur de contractuels…
Dans le premier et second degré, les élèves n’ont pas – ou peu- d’autonomie. On peut attendre des élèves qu’ils-elles gardent un lien avec la chose scolaire, s’intéressent aux envois de leur profs, fassent le travail demandé. On peut aussi raisonnablement s’attendre à ce que ce ne soit pas le cas : pas de connexion aisée (un seul smartphone connecté pour toute la famille), pas de suivi par les parents, des difficultés déjà constatées en classe et augmentées ici : difficulté de concentration, de motivation, de compréhension des attendus.
Pas de culpabilisation des personnels, surtout pas. Le MEN ne remplit pas ses responsabilités quand il laisse (et cela, très régulièrement en Education prioritaire) des classes sans prof de SVT ici, sans prof d’anglais là, durant une année complète, parce que le poste reste vacant.
Il faut plutôt penser à la suite : l’organisation par cycles doit nous permettre de combler d’éventuelles lacunes l’an prochain. Cela s’accompagne obligatoirement de revendications syndicales fortes en termes de moyens d’urgence, pour permettre de travailler avec des effectifs allégés, par exemple.
2 – Que peut-on proposer aux élèves et à leur famille, comment orienter notre mission ?
Les enseignant-es ont travaillé plus que de coutume depuis la fermeture des écoles/établissements. Par conscience professionnelle, pour répondre aux injonctions… Mais sans recul, sans réflexion collective au sein des équipes pédagogiques (la précipitation des annonces n’a pas permis de véritables discussions). Parfois, c’est la position de parent d’élève (quand il-elle se trouve « de l’autre côté ») qui pousse l’enseignant-e à s’interroger sur ses pratiques : le volume des cours/devoirs donnés par les enseignant-es est considérable la plupart du temps, la difficulté des tâches insurmontable parfois. Le temps des devoirs est un temps de forte tension dans les familles, ce temps est décuplé quand tout se fait à la maison, et il est exacerbé quand les conditions du confinement sont dégradées. Pour certaines familles, il s’agit d’une violence que l’école leur inflige.
Blanquer se préoccupe peu de pédagogie : quand il dit « continuité pédagogique », il faut entendre « continuité du boulot » (cf propos de S. Ndiaye), nous ne sommes pas dupes.
Pourtant, il est possible de tirer profit de la situation : certaines familles ont davantage le temps de porter un regard sur le travail scolaire, cette attention est un atout pour la suite de la scolarité du jeune. Le lien individualisé que l’on entretient avec les familles ou les élèves (téléphone, échanges de mail) permet aussi de « raccrocher » un certain nombre d’élèves, de lever aussi des malentendus de certains parents à l’égard de l’institution. Cela, les personnels le font très bien (et le faisaient même avant la crise) et n’ont pas besoin d’injonctions de la part de leur hiérarchie, injonctions qui deviennent des obstacles à la continuité de ce lien : ils doivent au contraire s’en affranchir, et ne pas « harceler » les familles par téléphone.
3- Quelles incidences sur nos métiers, sur l’école de demain ?
Les injonctions (contradictoires) de la part de Blanquer, les directives incessantes des recteur-trices, les pressions de nos chefs d’établissements disent bien ce qu’est aujourd’hui le SP d’éducation : une entreprise de mise au pas et sous surveillance de l’école et de tous ses personnels. La crise sanitaire agit comme un prisme grossissant de l’autoritarisme qui sévit depuis longtemps déjà.
Il faut résister à ce contrôle frénétique, il faut aussi parer les coups à venir.
Le contrôle s’exerce via les outils en place : les ENT, Pronote, etc. aussi bien sur les personnels (remplissent-ils-elles le cahier de texte ? envoient-ils-elles assez de travail, le corrigent-ils-elles, comment l’évaluent-ils-elles ?) que sur les élèves/familles (combien de fois se connectent-ils-elles ? ont-ils renvoyé les devoirs à corriger ?)
Le contrôle menace aussi différents métiers : l’obsession à « mettre au travail » les personnels revient à pointer du doigt les métiers qui ne rentrent pas dans la cadre du télétravail : risque sur l’enseignement adapté dans les premier et second degrés, menace sur le maintien des RASED, par exemple, fortement « incités » à se rendre dans les écoles sans avoir d’élèves à suivre. Pressions sur les AESH, les AED pour qu’ils-elles justifient de leur salaire (« volontariat » forcé pour des tâches administratives…)
La liberté pédagogique est menacée : alors que les enseignant-es sont des professionnel-les concepteur-trices de leur métier, c’est le possible retour des « bonnes pratiques » pédagogiques, et l’innovation, le numérique sont portés aux nues. Dans l’enseignement supérieur, la généralisation de l’enseignement à distance via des outils numériques a donné naissance à des vocations de « cheffaillons » qui remettent en cause le fonctionnement collégial habituel des équipes pédagogiques.
Pour Blanquer dont on connaît le projet, cette crise peut représenter une véritable opportunité pour modifier le système scolaire : individualisation des apprentissages, introduction du numérique (et de sa dimension de contrôle), ouverture au privé (remplacement des outils ET des profs).
La question des examens et des diplômes se pose avec acuité : dans le supérieur, il est question de confier les examens à des entreprises privées qui mettraient en place, via les ordinateurs individuels des candidats, des épreuves sous vidéo surveillance. Évidemment inacceptable. Plus largement, le fait que l’enseignement soit dispensé à distance, avec moins de présentiel (donc moins coûteux) ne doit pas devenir la norme.
En guise de conclusion, très provisoire
Cette situation nouvelle percute de plein fouet nos métiers, nos missions, et interroge sur le sens et les finalités de l’école. Ce bouleversement ne peut avoir de réponse unique, pas plus de réponse précipitée.
Il faut donc avant tout prendre du recul face aux injonctions, prendre de la hauteur et réinterroger les priorités qui se font jour dans cette nouvelle situation.
Le 27 mars 2020
Note rédigée par des militant-es EE des équipes nationales et du BDFN : Clément , Marie, Amandine (Snes-FSU), Christophe, Mary, Claire (Snesup-FSU), Bernard, Claude, Jean-Philippe (Snuipp-FSU), Valérie (Snep-FSU), Véronique (FSU)