L’approche par compétences (APC) tente de s’imposer cette année au collège puisque les élèves de 3ème devront, pour obtenir leur brevet, valider un livret personnel de compétences (LPC) dont les critères d’évaluation sont imposés nationalement. Cet outil sera ensuite généralisé dans le premier degré. Peut-on considérer les compétences comme un simple outil pédagogique ? Nico Hirtt, un des membres fondateurs de l’Appel pour une école démocratique (APED), qui suit l’évolution de l’APC en Belgique et au niveau international depuis de nombreuses années, a bien voulu répondre à nos interrogations sur l’APC.
[**EE : Notre difficulté face à l’APC est que ce système va à l’encontre d’une possible démocratisation du système, comment convaincre qu’on a raison ?*] Nico Hirtt : L’APC va à l’encontre de la démocratisation de l’enseignement parce que le savoir y est secondaire. Ce qui compte, c’est que l’élève soit capable de mobiliser des savoirs, peu importe lesquels, ce qui est source d’inégalité. Les études belges montrent que selon les élèves que les professeurs ont en face d’eux, ou selon le type de recrutement d’un établissement, l’interprétation des objectifs formulés par compétences transversales et le choix des connaissances mobilisées pour les effectuer sont extrêmement différents. Le rôle de l’école est moins de transmettre des savoirs que d’apprendre à s’en servir. On crée aussi une différence entre les élèves qui bénéficient d’aide à la maison pour faire le lien entre les tâches réalisées et les savoirs, et ceux qui n’en ont pas.Le marché du travail ne réclame pas une démocratisation de l’enseignement mais une formation commune pour les enfants qui puisse être utile pour l’entreprise. Et la réponse, ce sont les compétences, parce que peu importe celles qui sont acquises et le type d’emploi occupé, elles apportent une certaine flexibilité. Même si le niveau de maîtrise des compétences et le type de savoirs mobilisés peuvent être extrêmement différents. Peu importe, on valide des compétences présentées comme égales mais qui seront interprétées avec un niveau d’inégalité extrême.
Avec l’instabilité financière des marchés et le rythme élevé de l’innovation technologique, le patronat n’attend pas que l’Ecole apprenne aux jeunes les connaissances dont ils auront besoin, mais qu’elle les prépare à adapter leurs connaissances. Elle doit transmettre des compétences « tout terrain ». La Commission européenne a élaboré une liste de 8 compétences-clés qui définissent un socle commun minimum d’enseignement pour la scolarité obligatoire. Or, en les passant en revue, on voit qu’elles correspondent à la description de micro-compétences que l’on pourrait décliner dans des emplois non qualifiés dans le secteur des services : Il faut pouvoir lire, écrire, calculer, parler quelques mots dans une langue étrangère… [**EE : L’évaluation par compétences que constitue le LPC pourra être validée aussi bien par les enseignants, le principal ou le jury du brevet. En garantissant de fait son obtention, le but n’est-il pas aussi de faire baisser artificiellement les taux d’échec scolaire ?*] N.H. : L’OCDE écrit que c’est pour des raisons économiques : « Tous les élèves n’embrasseront pas plus tard une carrière dans le dynamique secteur de la nouvelle économie, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent pas être conçus comme si tous devaient aller loin. »(2001). Elle assume donc une vision qui renforce les inégalités dans l’Ecole. Ca ne peut se faire qu’en la camouflant et en transformant ce qui était jadis de l’échec scolaire en de la fausse réussite. ++++ [**EE : Pourquoi alors l’APC peut-elle se prétendre héritière des pédagogies dites « nouvelles » ?*] N.H. : La prétention de l’APC à être une pédagogie est infondée. Elle se présente parfois liée aux pédagogies constructivistes parce qu’elle attache beaucoup d’importance à l’activité des élèves en classe. Mais les savoirs sont supposés acquis et la mise au travail des élèves est là pour exercer l’utilisation de la compétence. C’est une visée productiviste.
Les pédagogies constructivistes ont pour objectif de faire maîtriser aux élèves les connaissances. C’est l’activité qui donne sens aux apprentissages, porteurs d’une reconstruction des savoirs et d’une déconstruction des idées préconçues. Elle a une visée émancipatrice. [**EE : La Belgique connaît l’APC depuis 13 ans, y a-t-il eu des résistances devant sa mise en place ? En France a-t-on un moyen d’y échapper ?*] N.H. : En Belgique, elle a été applaudie par beaucoup. Nous sortions de 15 années d’austérité budgétaire (suppression de postes, augmentation des charges horaires des professeurs…). En 1998, la ministre de l’éducation en annonce la fin et lance son plan d’APC. Il se présentait comme une réponse à toutes sortes de problèmes pédagogiques réels. Mais après quelques années, il est apparu que l’APC, loin de rénover les pratiques pédagogiques, était une sorte de standardisation des tâches des enseignants. Depuis on a obtenu de petites victoires en éliminant les dérives les plus excessives.
En France, on peut mettre en place des rapports de forces plus solides. Si je compare les nouveaux programmes issus de l’APC en France, en Belgique, au Québec et en Suisse, je constate qu’on va moins loin en France. Les savoirs gardent une place plus importante dans les nouveaux programmes. Et je pense que cela tient, entre autres, à une anticipation des possibles résistances. [**EE : Les compétences sont donc un concept mondialisé : l’Ecole est-elle alors au service du capitalisme ?*] N.H. : Le contexte économique est un contexte d’exacerbation de la compétition économique. Les lobbies patronaux demandent que tous les investissements des Etats soient optimisés en fonction du soutien à la compétitivité des entreprises.
L’Ecole doit s’adapter, mais avec l’impératif pour l’Etat de dépenser moins, afin de diminuer la pression fiscale. Elle est polarisée comme le marché du travail autour de deux besoins : fournir des emplois à forts et à très faibles niveaux de qualification. Elle n’a plus besoin d’élever les niveaux de formation de tous. Elle doit s’adapter à cette dualisation du marché. On retrouve cette logique en France, dans le rapport Thélot sur l’Ecole : « la part des emplois peu qualifiés (…) demeurera considérable, dès lors la notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’Ecole doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées, ce serait une illusion pour les individus et une absurdité sociale » (2004). [**EE : Les résistances sur le terrain peuvent bloquer la machine. Pour les organiser, quelle doit être la posture syndicale ?*] N.H. : Il y a deux critiques possibles : celle que j’ai formulée et celle qui est en désaccord avec les prétextes pédagogiques avancés pour l’introduire. Et notre difficulté est de construire une opposition de gauche qui ne se laisse pas récupérer.
Beaucoup ont peur de tomber dans le camp de ceux qui refusent toute innovation. Donc je crois qu’il faut un travail d’information à l’intérieur pour amener petit à petit une majorité de gens à avoir ce regard critique sur l’APC. Il ne faut pas laisser s’installer le moindre doute sur le fait qu’en s’opposant aux compétences, on s’opposerait à une innovation, une rénovation des pratiques pédagogiques.
Un des meilleurs appuis me semble être tous ces textes qui ont été publiés dans les pays anglo-saxons et germanophones et qui sont sans ambiguité. Dans les pays francophones, l’introduction de l’APC a été faite au nom de la démocratisation dans ces pays, les intentions ont été écrites avec une extrême clarté : c’est un instrument de l’économie de marché. Il faut que chacun s’en rende compte.
On a un potentiel réel. A l’APED, ça fait un an et demi qu’on n’arrête pas d’être sollicité sur ce sujet. Il faut prendre conscience qu’on a affaire à une stratégie réfléchie. Propos recueillis par Natacha Piaget.