Jérôme Martinez est secrétaire général de la Cimade, qui vient de clore une année de réflexion et de bouleversements en fêtant ses 70 ans.
EE : Peux-tu nous rappeler ce qu’est la Cimade et quelle est sa place dans le paysage français des associations sur l’immigration ? Jérôme Martinez : Fêter durant une année les 70 ans de la Cimade était intéressant car nous avons pu mesurer le chemin parcouru. C’est une association qui est née en 1939 et a gardé une certaine proximité avec les mouvements protestants.Au départ, elle n’était pas spécialisée sur les migrants mais sur les personnes déplacées avec les évacués d’Alsace Lorraine (déplacement des protestants alsaciens vers le sud de la France). Elle a été ensuite présente dans les camps d’internement de Vichy, puis très active dans la protection des enfants juifs et dans la Résistance. Depuis les années 1970, il y a une prédominance de la problématique des réfugiés politiques et ensuite des migrants.
L’histoire de la Cimade a suivi de près celle des migrations en France et en Europe avec des réalités très différentes selon les périodes. Elle est présente dans les Centres de Rétention Administrative depuis 1984. Il s’agissait au départ d’une mission confiée par le gouvernement de l’époque (notamment Pierre Joxe et Robert Badinter) qui souhaitait y faire intervenir des gens extérieurs à l’administration, donc une association. Certains membres de ce gouvernement connaissaient l’action de la Cimade, particulièrement dans les camps d’internement de la Seconde guerre mondiale ou dans les différents camps de regroupement de populations indésirables des années 1950 et 60. Cette mission s’est poursuivie avec le développement des centres de rétention et a beaucoup évolué avec le temps. D’une mission d’aide humanitaire, elle est devenue une mission juridique au fur et à mesure de la multiplication des lois répressives.
Pendant très longtemps, cela a été accepté sans trop de problèmes par les pouvoirs en place, quel que soit leur bord politique, estimant qu’il y avait un rôle nécessaire de regard extérieur qui devait être indépendant.
Mais la parole publique de plus en plus forte de la Cimade a commencé à poser problème au gouvernement actuel. C’est ce qui a amené le conflit très dur avec Hortefeux puis Besson sur la réforme de la mission associative dans les centres de rétention, justifiée pour le gouvernement par l’ouverture à d’autres associations. Nous savions que le but était clairement de nous mettre dehors et de nous faire taire.
Au-delà de cette action spécifique dans les centres de rétention, la Cimade se développe beaucoup aujourd’hui par ses actions de terrain. Elle a doublé le nombre de ses bénévoles en 6/7 ans, surtout dans ses groupes locaux (80 aujourd’hui pour plus de 2 000 adhérents). Dans le même temps, sa « sociologie » s’éloigne de sa base protestante initiale. C’est aussi dû à l’augmentation de sa visibilité car maintenant elle s’exprime plus fortement sur la place publique et a développé de nombreux espaces de formation interne qui permettent à notre réseau d’être plus actif dans la défense des droits. ++++ EE : Le nouveau CESEDA (code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) a été voté par l’Assemblée Nationale à l’automne dernier, un texte durci par les amendements Hortefeux faisant suite à la déclaration de Grenoble. Il passe devant le Sénat en janvier. Où en est-on et que va-t-il se passer ? J.M. : Le projet de loi est en principe une transposition de la directive retour qui a été fortement contestée en 2008 car elle est un recul important sur le traitement des migrants en Europe. On peut ainsi constater que partout en Europe la législation s’est durcie. En France, le projet demande un allongement de la durée de rétention à 45 jours avec une nouvelle mesure de bannissement du territoire européen pendant 5 ans des étrangers expulsés. C’est aussi un très net recul du pouvoir de la justice par rapport au pouvoir administratif.
Autour de ces axes-là, les autres dispositions sont un peu « gadget » comme la déchéance de nationalité (à part pour soulever le questionnement sur des citoyens de seconde zone) et préparer dans les prochaines mois une probable loi sur la nationalité. On note aussi un vrai recul pour les étrangers malades ou pour les mariages mixtes. Les points principaux sont très techniques et donc difficiles à suivre et expliciter mais la mobilisation doit continuer.
Aujourd’hui, la loi n’est pas encore passée et tout n’est donc pas perdu car à court terme, les parlementaires peuvent se mettre en opposition sur une bonne partie des dispositions. Nous recevons des signes de sénateurs (y compris de la droite modérée) qui considèrent que cela va trop loin ! Ce texte risque également de ne pas passer le cap constitutionnel par rapport aux accords européens de protection des droits de l’homme. Il y aura donc des possibilités de recours. Par contre si leur but était de marquer l’opinion, de faire un geste, surtout en direction de leur droite « dure », ils l’ont atteint. EE : Peux tu préciser ce qui pose problème dans la loi ? J.M. : Le droit d’asile et le droit de vivre en famille sont des droits garantis par des conventions internationales. La France ne peut donc les supprimer. Mais ces droits posent problèmes aux États car ils leurs imposent des obligations d’accueil. Pour contourner cette difficulté, de nombreux obstacles sont créés, afin de limiter au maximum l’accès à ces droits. C’est par exemple le cas lorsqu’Hortefeux parle récemment de « gestion dynamique du droit d’asile ». Il s’agit bien, par des mesures restrictives, d’accélérer le traitement des demandes et l’expulsion des demandeurs d’asile déboutés. EE : Et par rapport à l’Europe ? J.M. : Le discours sécuritaire et xénophobe gagne du terrain partout en Europe. L’agence Frontex [[Agence des frontières européennes extérieures, créée en 2004 par l’UE.]], avec son rôle de contrôle et de militarisation des frontières, s’étend au Mali, en Mauritanie mais aussi en Europe de l’Est et au Maghreb, ouvrant une véritable guerre aux migrants. Le développement des accords de réadmission visent à reporter très loin le contrôle de l’immigration, allant jusqu’à créer des centre de rétention dans le Sahel. Enfin, les pays du Sud signataires de ces accords avec l’Europe inventent un « délit d’émigration » contraire aux bases mêmes des droits humains fondamentaux ! C’est pourquoi il est important de se rencontrer, d’échanger, comme c’est le cas avec le réseau Des Ponts, Pas Des Murs ou les Forum Sociaux, pour créer un rapport de force international et proposer d’autres voies que le tout sécuritaire. EE : La suppression du ministère ? J.M. : Sarkozy président a réussi à faire ce que Sarkozy ministre de l’intérieur avait rêvé ! Rassembler sous l’égide du ministère de l’intérieur des dispositifs jusque-là éclatés dans d’autres ministères comme le ministère des Affaires étrangères pour l’Ofpra [[Office français de protection des réfugiés et apatrides]] ou les visas. Aujourd’hui, tous se retrouvent sous la coupe directe du ministère de l’intérieur. Avec la possibilité de croisement des fichiers, la police pourra être informée en temps réel, par exemple, des refus de statut de réfugié, des lieux d’hébergement ou du domicile et donc se préparer à l’expulsion. Interview réalisée par Brigitte Cerf.