Article publié dans la revue n°97
Alors que les élections de mi-mandat (midterms) du 8 novembre prochain se profilent, le maigre bilan du président Biden rend possible une défaite des démocrates face à un Parti républicain qui poursuit sa radicalisation à droite.
Le gouvernement de Biden a dû renoncer à faire passer le plan Build Back Better ou BBB (« reconstruire en mieux ») qui prévoyait 1 700 milliards d’investissement dans un objectif de relance suite à l’impact économique de la pandémie de Covid et de compétitivité accrue face au capitalisme chinois. Un plan voté par la Chambre des représentant·es mais bloqué par le Sénat à cause du positionnement de deux démocrates, J. Manchin et K. Sinema, davantage sous influence des milieux d’affaires et des grands chefs d’entreprise que leurs collègues et rallié·es de fait aux élu·es républicain·es.
C’est donc un plan beaucoup plus modeste que le Président est parvenu à faire promulguer à la mi août dans un contexte de hausse généralisée et continue des prix (+ 9 % aux États-Unis) générée par les nombreuses déstabilisations du système de production et d’échange et la spéculation liées à la pandémie et à la guerre en Ukraine. L’Inflation Reduction Act (« loi de réduction de l’inflation ») annonce un investissement limité à 437 milliards de dollars et des recettes de 737 milliards, soit une réduction du déficit budgétaire de 300 milliards.
Pas de priorité pour les classes populaires
Moins ambitieuse en matière de protection sociale que BBB, cette nouvelle loi a pour priorité le combat contre le changement climatique, la réduction du coût des médicaments et la hausse de la taxation des grandes entreprises. Ainsi, les entreprises qui dégagent plus d’un milliard de revenus seront obligatoirement taxées à 15 %, peu importe la législation préexistante sur les niches fiscales. Les rachats de leurs propres actions par les entreprises seront systématiquement taxés à 1 %, tandis que le budget du service fédéral des impôts est augmenté de 80 milliards pour fournir les ressources matérielles et humaines nécessaires à l’application de ces mesures.
Sur la santé, le financement des programmes de l’Obamacare pour les personnes ne bénéficiant pas de couverture maladie via leur employeur est renforcé pour permettre de baisser le coût de l’adhésion de 800 dollars par an. D’autre part, Medicare, l’assurance maladie pour tous et toutes les plus de 65 ans, assurera à ses bénéficiaires de ne pas payer plus de 4 000 dollars par an de reste à charge en 2024 et seulement 2 000 dollars dès 2025. Medicare met en place un dispositif de négociation directe contraignant avec les entreprises pharmaceutiques qui doit assurer une baisse significative du prix des médicaments, avec, par exemple, un prix maximum autorisé de 35 dollars par mois dès 2023 pour l’insuline, qui coûte aujourd’hui entre 334 et 1 000 dollars par mois pour tout·e assuré·e.
Le plus gros de l’investissement – de 369 milliards – va cependant aux mesures en faveur de la lutte contre le dérèglement climatique et de l’économie d’énergie. Le but fixé est celui d’une réduction des émissions de carbone de 40 % d’ici 2030, notamment par des investissements dans la production d’énergie décarbonée, la création de neuf millions d’emplois dans ce secteur et des crédits d’impôt aux particuliers pour les inciter à investir dans les voitures électriques et la rénovation énergétique des logements.
Les résultats escomptés en matière de maîtrise de l’inflation laissent pourtant perplexe. Selon le bureau du budget du Congrès (Chambre des représentant·es et Sénat), une agence fédérale de cette instance, ce plan ne devrait en effet pas avoir de véritable impact sur l’inflation, mais seulement sur la réduction du déficit. Or la poursuite de l’inflation viendrait amoindrir les gains déjà relatifs que ces mesures prétendent apporter à la partie de la population dont les revenus sont les moins élevés.
L’interventionnisme très limité du gouvernement de Biden en faveur des intérêts des classes populaires place aujourd’hui le président dans une situation compliquée. Ce dernier a passé les quasi deux dernières années au pouvoir à ménager les éléments les plus droitiers de sa majorité et plus largement la classe des millionnaires et milliardaires sans user de l’arme du décret présidentiel qui permet pourtant d’initier des réformes substantielles sans l’accord préalable du Congrès. Sa base électorale est donc faible, alors qu’une partie significative des Américain·es, ayant voté pour lui, est passée de l’attentisme à la résignation.
Motiver l’électorat démocrate
Pour conjurer la menace de l’abstention, Biden a opportunément annoncé quelques mesures symboliques pour l’électorat progressiste, comme l’interdiction des fusils d’assaut pour lutter contre le fléau des tueries de masse, en adoptant une posture offensive face à la NRA, le puissant lobby de défense des armes à feu, mais aussi l’exonération partielle des prêts étudiants. Les personnes devant rembourser ces prêts verront le total de leur reste à payer diminuer de 10 000 dollars, et même de 20 000 dollars pour une minorité d’entre elles ayant bénéficié de bourses fédérales pour leurs études supérieures. Cette mesure est l’aboutissement de la pression d’un mouvement social né il y a plus de dix ans sur le refus de rembourser son prêt étudiant. D’une certaine façon, elle est reconnue par les milieux de gauche comme une preuve que la lutte paie. Mais dans le même temps, elle déçoit les diplômé·es millennials (né·es entre 1981 et 1996) et les plus âgé·es des gen-Z (né·es entre 1997 et 2010), majoritairement écrasé·es sous le poids de la dette étudiante et qui attendaient une exonération beaucoup plus importante, voire totale, alors que la mesure de suspension de paiement de leur crédit débutée en avril 2020 avec la crise du Covid doit prendre fin en décembre 2022.
Si elle est jugée comme « trop peu, trop tard » par les premier·es concerné·es, le personnel politique républicain de son côté n’a pas hésité à instrumentaliser cette mesure au service d’une campagne démagogique, en la qualifiant d’extrémiste, illégitime et injuste, et en prétendant que les grand·es perdant·es étaient les contribuables aux revenus modestes qui n’avaient jamais fait d’études. La Maison Blanche a réagi en révélant le montant (très élevé) des exonérations récentes de prêts accordés par l’État fédéral à un nombre important d’élu·es républicain·es pour maintenir à flot leurs entreprises ou leurs commerces pendant la pandémie.
La rhétorique revancharde et faussement concernée par la situation des plus démuni·es est une forme de réponse constante du Parti républicain face à chacune des annonces de Biden, peu importe son contenu, depuis le début de son mandat. La dernière convention du Parti républicain du Texas est même allée jusqu’à affirmer dans sa plateforme que l’élection du président démocrate n’était « pas légitime », ce qui correspond d’ailleurs à ce que pensent 70 % des électeur·trices du parti selon de multiples sondages. Les dernières avancées dans les enquêtes menées sur l’ancien président Trump, ayant notamment abouti à la perquisition de sa propriété en Floride pour récupérer des documents officiels qu’il avait illégalement conservés, sont interprétées par cette partie de la population comme le résultat d’un complot de « l’État profond » pour le neutraliser.
Des élu·es républicain·es sont même allé-es jusqu’à attaquer le FBI et demander de couper son financement, chose impensable jusqu’à récemment.
Bien qu’ayant été écarté·es du pouvoir fédéral, les républicain·es peuvent se considérer en position de force depuis que leur stratégie à long terme d’infiltration des cours fédérales, jusqu’au niveau de la Cour suprême, par des juges acquis·es à leur cause, a abouti au renversement historique du jugement Roe vs Wade qui garantissait le droit à l’avortement sur l’ensemble du territoire états-unien depuis 1973.
Des mobilisations prometteuses
Mais cette victoire est sans doute à double tranchant. En effet, ce qui est considéré en dehors de leur camp comme un véritable « coup judiciaire », un instrument pour imposer un « pouvoir minoritaire », a fortement mécontenté un nombre important d’Américains, et surtout d’Américaines, alors que l’attachement au droit à l’avortement est majoritaire dans l’ensemble de la population. Même dans l’État républicain du Kansas, le référendum proposant d’abolir ce droit a été massivement rejeté, aboutissant ainsi à une victoire des militantes pro-choice mobilisées. C’est ce genre de mobilisations, qui dépassent l’enjeu à court terme des midterms, qui permettront sans doute au final aux démocrates de conserver leur majorité au Congrès en novembre, le vote démocrate étant utilisé comme un bouclier anti-républicain.
À côté des mobilisations féministes, le renouveau du syndicalisme est également une caractéristique incontournable de la situation, susceptible de renforcer la lutte immédiate contre les républicain·es et de nourrir le développement d’une gauche radicale à plus long terme : Starbucks, Amazon, les supermarchés Trader Joe… Les secteurs du service aux emplois précaires et mal rémunérés connaissent enfin une percée de syndicalisation prometteuse. La conférence du réseau Labor Notes, qui a maintenu un cadre de formation et de débat pour les syndicalistes combatifs·ves pendant les heures sombres de l’ère néolibérale, s’est tenue mi juin avec un record de participant·es : 4 000 personnes (et des centaines qui ont dû être refusées par manque de place) prêtes à relever le défi de la reconstruction du syndicalisme américain. Une note d’espoir et un phénomène à suivre de très près. ●
Grégory Bekhtari