Le Conseil Supérieur des Programmes est au pied du mur. Apprécier la rupture introduite par le socle et les compétences et son impact sur l’efficience mesurée
du système éducatif, produire de nouveaux programmes en articulant l’exigence démocratique, le professionnalisme et le refus du tri social.
Denis Paget, ancien secrétaire général du SNES, membre du CSP, donne son avis.
La création du Conseil Supérieur des Programmes par la loi dite de « refondation de l’école » n’est pas un simple retour à ce qu’a été le CNP créé en 1989 par la Loi Jospin.
Ses missions sont en effet élargies et il a la maîtrise complète du processus d’élaboration de ses projets : il fixe les cadres, constitue les groupes de travail par cycles et par disciplines et reste indépendant des directions du ministère.
Ses prérogatives portent sur le « socle », sur les programmes scolaires, sur les modalités d’évaluation et sur le contenu des concours de recrutement et de la formation des maîtres. Sa création obéit à un souci de transparence des procédures.
Il permet de revenir à une séparation des fonctions, sinon des pouvoirs, au plan de l’élaboration de la prescription et de son évaluation.
Permet-il de gagner en démocratie et en professionnalisme ? Rien, pour l’instant ne permet de le garantir, en dehors de la bonne volonté de ses membres. La question de savoir comment on associe les citoyens, les usagers de l’école et les professionnels de l’éducation reste entière.
Dans l’histoire du système éducatif français, aucun dispositif n’a réellement donné satisfaction sur ce plan. La création du CSP ne garantit pas davantage le souci de la démocratie et du débat contradictoire.
Le CSP cependant permet d’envisager les programmes comme un ensemble cohérent (ce que l’on appelle ailleurs le curriculum) et non plus comme la juxtaposition d’une série de disciplines.
**Socle et compétences : une
rupture majeure et dangereuse
Le système éducatif français souffre d’une espèce de cécité à l’encontre des contenus d’enseignement. Loin d’en faire le cœur et le moteur de son évolution, les réformes sont toujours parties des structures éducatives avant de partir de ce qu’il faut enseigner.
La réforme des rythmes scolaires dans le premier degré n’a pas dérogé à ces mauvaises habitudes, pas plus que la réforme Chatel du lycée. On fixe des structures horaires puis on se pose ensuite la question des programmes.
La loi Fillon de 2005 avait innové en mettant au cœur de son projet la création du « socle de connaissances et de compétences ». Pour la première fois les contenus d’enseignement et l’évaluation quotidienne des élèves occupaient l’essentiel du champ de la réforme.
La création du « socle » voulait modifier en profondeur la pratique du métier d’enseignant en introduisant massivement les « compétences » comme colonne vertébrale des contenus, des pédagogies et de l’évaluation, sans qu’aucun débat ni aucune recherche empirique ne justifie ces choix plus idéologiques que pédagogiques.
C’est pour cette raison que la réforme de 2005 a marqué un tournant particulièrement dangereux et déstabilisant pour le métier d’enseignant. Elle a trouvé un terrain sur lequel les organisations syndicales enseignantes étaient assez démunies et très divisées.
- Certaines estimant que cette approche confirmait et garantissait un renoncement aux savoirs académiques et ouvrait donc automatiquement la voie à « l’apprendre » plutôt qu’au « transmettre ».
- D’autres réagissant surtout contre l’invraisemblable bureaucratie du livret de compétences.
- D’autres enfin contestant davantage le rôle ségrégatif du socle, mais embarrassées par le traitement inégal des disciplines et leurs relations différenciées à l’approche pédagogique par compétences.
On a vu ainsi à quel point il est difficile de réaliser l’unité (dans et hors de la FSU) contre un tel projet et pour une alternative plus démocratique, dès lors que la réforme se focalisait sur les contenus et leur mise en œuvre. La loi de 2013 est évidemment marquée par ces divisions.
Peut-on aujourd’hui dresser un bilan de l’application du socle de 2005 ? Si l’on en juge par rapport à l’évaluation PISA, il est clair que le socle est une véritable catastrophe tant les indicateurs montrent des fléchissements des résultats et un creusement des inégalités.
PISA 2012 portait en majeur sur les mathématiques qui sont apparues pourtant, par tous les réformateurs progressistes, comme moins porteuses de ségrégations sociales et comme faisant moins appel à l’héritage culturel et linguistique.
À l’évidence ce jugement doit être totalement révisé. Plus un savoir est abstrait, plus il sollicite la puissance discursive de construction de cet objet invisible qu’est le savoir contemporain par le sujet qui apprend et met en difficulté les élèves pour qui cette opération est très éloignée de leur rapport habituel au langage.
On peut également considérer que ces résultats sont d’autant plus préoccupants que l’évaluation PISA repose effectivement sur une approche par compétences en demandant aux élèves de mobiliser leurs connaissances pour résoudre des problèmes de la vie quotidienne.
On pourrait alors s’attendre à ce que la généralisation de cette approche au sein du socle rende l’évaluation PISA plus accessible aux élèves français avec le temps.
Or il n’en est rien. Comment l’interpréter ? Est-ce tout simplement que cette façon d’apprendre ne règle aucune des difficultés des élèves de milieu populaire ?
Est-ce parce que les enseignants n’ont pas su passer d’un système reposant essentiellement sur la transmission de connaissances à un système reposant sur l’activation des compétences ?
Est-ce parce qu’ils ont finalement résisté à cette approche ? Et alors PISA ne ferait-il que refléter le différentiel entre ce que l’on fait dans le système français marqué par le goût de la mémorisation, de la restitution et des types d’exercices académiques, et la sollicitation de l’inventivité du sujet dans les évaluations internationales ?
Il n’est pas possible aujourd’hui de trancher et il serait hautement souhaitable de mener des enquêtes qualitatives et des recherches pour en savoir plus.
**Une autre voie …
Nos traditions académiques méritent à mon sens d’être fortement interrogées depuis les débuts de la scolarité jusqu’en classe terminale.
Pourquoi nos élèves sont-ils à ce point inhibés qu’ils ne répondent rien quand ils hésitent ? Pourquoi ont-ils tant peur de l’erreur ? Pourquoi cherchent-ils toujours à se référer à des modèles d’exercices et sont-ils si peu capables de trouver des solutions dans des contextes nouveaux ?
Pourquoi répugnent-ils à argumenter et à rédiger ? S’agissant des programmes, pouvons-nous continuer à penser un programme idéal que très peu d’élèves réussissent à assimiler, tout en nous contentant de « la moyenne » ?
Pouvons-nous accepter tous les systèmes de compensation des notes aux examens qui laissent des lacunes rédhibitoires pour les poursuites d’études et empêchent d’évaluer ce que savent vraiment les élèves ?
Aurons-nous le courage de renoncer au redoublement et de revendiquer d’en utiliser plus intelligemment les moyens pour permettre de « rejouer les épreuves manquées de la scolarité » (F. Dubet) ?
Enfin, sommes-nous certains qu’on enseigne vraiment les opérations intellectuelles essentielles : savoir chercher, lire, comprendre, sélectionner, restituer l’information écrite ou iconique ou sonore ?
Pouvons-nous croire que les nouveaux outils numériques ne changent rien à ce que signifient toutes ces opérations intellectuelles qu’il serait bien naïf de considérer comme inutiles à enseigner parce que « petite poussette » (M. Serre) saurait instinctivement cliquer sur sa tablette ?
Que devrions-nous faire pour réduire la hiérarchie abusive des savoirs qui marginalise des pans entiers de la culture, pourtant parmi les plus syncrétiques, les plus riches en « compétences » et les plus formateurs comme la technique, l’activité sportive ou la création artistique, l’urbanisme ou le langage des medias, l’anthropologie… et cela sans inventer de nouvelles disciplines ?
Voilà quelques questions auxquelles il faut s’atteler sans tarder pour construire une culture commune qui ne soit pas seulement l’addition des disciplines traditionnelles mais qui porte des valeurs d’émancipation, de liberté, de respect de l’altérité et de justice. ●
Denis Paget