Jean-Pierre Thibaudat
Il aura vécu presque un siècle. À la suite des grands maîtres du théâtre depuis le début du XXème siècle auquel il consacra plusieurs spectacles, Peter Brook sut s’en nourrir pour tracer son chemin et être leur égal. Avec pour boussole William Shakespeare auquel il ne cessa de revenir jusqu’à ses derniers jours. Souvenirs vagabonds de cet homme-monde.
Peter Brook s’est éteint la nuit dernière. À 97 ans. Doucement, lentement.
Toutes ces dernières années son corps lui faisait des signes. Ses jambes, de plus en plus faibles malgré la canne, son pas de plus en plus court, sa voix de plus en plus fluette, ses yeux qui y voyaient de moins en moins jusqu’à ne plus y voir malgré leur lueur demeurée intacte.
Coûte que coûte, il revenait s’asseoir dans ce théâtre miraculé où son nom restera à jamais attaché : le théâtre des Bouffes du Nord .
Un théâtre dont lui et Micheline Rozan, loin de le reconstruire et de le réhabiliter, en avaient fait une ruine d’hier et d’aujourd’hui, une scène-ressac de l’Orient, de l’Afrique et d’ailleurs, un havre pour voyageur, comme une place de village ayant trouvé son juste abri.
Accompagné d’une main amie ces dernières années, il prenait place sur les gradins, toujours la même place au troisième rang du parterre, côté cour. Il écoutait plus qu’il ne voyait. Dans une attention au moment présent, lestée de souvenirs inouïs et vagabonds. Comme nous de lui.
Il avait commencé par Shakespeare c’est avec lui qu’il nous a quitté nous léguant son Project Tempest. Un texte et des acteurs, un jeu entre le visible et l’invisible, l’ailleurs et l’ici, un présent habité de fantômes. Combien de fois, ce Prospero de notre temps a-t-il remis sur le métier la Tempête durant son long parcours dont Shakespeare fut comme la boussole, le talisman et la vigie.
Je me souviens d’un été avignonnais à l’écart de la ville, où dans la carrière des Taillades il avait réuni comme toujours une distribution cosmopolite : le griot burkinabé Sotigui Kouyaté dans le rôle de Prospero, Bakary Sangaré dans celui d’Ariel, David Bennet en Caliban, Shantala Malhar-Shivalingappa et Romane Bohringer se relayant dans celui de Miranda. Maurice Bénichou et Marie-Hélène Estienne étaient crédités de la collaboration artistique et Jean-Claude Carrière signait l’adaptation.
Peter Brook aura eu le chagrin de voir partir plus d’un de ses acteurs et collaborateurs, alors que tous étaient nés bien après lui. Un homme-siècle.
D’un Prospero, l’autre, il martelait la même antienne : « les acteurs occidentaux ont en eux les qualités nécessaires pour explorer dans les pièces de Shakespeare ce qui concerne la colère, le pouvoir, la sexualité, l’introspection. Mais quand il s’agit de toucher au monde invisible, la difficulté émerge et tout bloque. Dans les cultures dites “traditionnelles”, les images de dieux, de magiciens, de sorcières sont naturelles ».
Nul mieux que lui aura su faire du théâtre un art de la conversation et de la convivialité. D’un metteur en scène avec un auteur, des acteurs avec un personnage, le tout en partage complice avec le public. D’où son art de déjouer les premières et leur stress.
Commencées au théâtre, les répétitions se poursuivaient dans les lycées, les places de villages. Les premières n’en étaient pas. Une pièce ne chassait pas l’autre, toutes se tricotaient.
Combien de fois est-il revenu sur une pièce, des années après. Par exemple Oh les beaux jours de Beckett. Il avait monté plusieurs fois cette pièce avec succès. Une première fois avec son épouse Nastasha Parry. Chloé Obolensky, collaboratrice fidèle, avait fait un décor « qui suivait à la lettre les indications scéniques que j’ai moi-même suivies à la lettre dans la mise en scène » se souvenait-il.
Des années passent. Le voici signant une version allemande de la pièce avec Miriam Goldschmidt. Et là il va plus loin : « j’ai découvert que nous pouvions lire la pièce à la table, tout en la jouant et en lisant à haute voix les indications scéniques magnifiquement écrites par l’auteur. C’était une révélation : tout trouvait sa place, et le rôle du mari, confiné habituellement dans le bas du décor, prenait une forme exceptionnelle car c’était à lui qu’incombait la tâche des magnifiques indications. Il devenait un narrateur, un personnage aussi central que sa femme. Et tout était limpide, claire touchant ».
Et c’est ainsi que Brook mit en scèneHappy days aux Bouffes du Nord avec Kathryn Hunter et Marcello Magni, une actrice et un acteur anglais que l’on avait pu voir dans Why ?, l’un de ses nombreux spectacles qui ne partent pas d’une pièce mais d’une recherche. Ainsi, parmi d’autres, Qui est là en 1995 et cinq ans plus tard Warum Warum où Brook et sa collaboratrice Marie-Hélène Destienne croisent et interrogent des textes signés Artaud, Brecht, Craig, Meyerhold, Stanislavski, Zeami et bien sûr, Shakespeare.
Qui est là était une leçon de théâtre pleine de récréations, jamais professorale ou sentencieuse, où telle l’ombre après laquelle le chien aboie et court, la vérité du théâtre se déplace ou se dérobe quand l’acteur croit la rattraper, mais elle est là cependant, diffuse et divine, évidente et impalpable.
Un voyage dans le théâtre qui dit sa halte, le chemin accompli, gigantesque et dérisoire, dans une simplicité conquise, comme on le dit des sommets difficilement accessibles, sereine et modeste à la fois. Qui est là était une méditation gaie et toujours en actes, sur les pouvoirs du théâtre à travers le prisme du metteur en scène qui, depuis son apparition il y a un siècle, en est le maître de cérémonie.
Ces voix des « pionniers », Brook les ignorait quand il commença très jeune à faire du théâtre. Mais au fur et à mesure qu’il les découvrit, il ne cessa d’entretenir avec elles un dialogue permanent. Sans exclusive et sans exclusions.
« Pour Artaud le théâtre est un feu ; pour Brecht, le théâtre est une clarté révélée ; pour Stanislavski, le théâtre, c’est l’humanité. Pourquoi devrions-nous choisir l’un ou l’autre ? », disait-il en 1973 dans une conversation avec Denis Bablet, reprise dans un livre – Points de suspension, Seuil – où il relate également la visite qu’il fit au vieux Gordon Craig en 1956. Ou encore, ceci, écrit en 1965: « Tout ce qu’il y a de remarquable chez Brecht, Beckett ou Artaud, se trouve dans Shakespeare. Pour qu’une idée marque, il ne suffit pas de l’énoncer; il faut qu’elle brûle dans nos mémoires. Hamlet est une idée de ce genre. » Ses « recherches théâtrales » aussi.
Si Strehler ne jurait que par Copeau, si Barthes plaça le seul Brecht sur un piédestal, Brook est curieux de tous les dieux du théâtre, depuis le Ta’zieh iranien jusqu’aux danses Chhau de l’Inde, aucun homme de théâtre n’était plus curieux que lui. On sait son amitié (payée de retour) pour Jerzy Grotowski et l’importance maintes fois réaffirmée qu’il accorda à son travail. Comme, pour lui, les cultures non-occidentales, et particulièrement orientales, ne sont pas une curiosité exotique mais une mine.
Avant eux, les cinq « pionniers » du théâtre occidental choisis par Brook se sont tous tournés vers ces théâtres (chinois, japonais, balinais, etc.), s’en sont nourris et ont montré le chemin. Que « chaque nouvelle génération est obligée de refaire », « pas à pas », disait Brook.
Cet Orient-extrême du théâtre occidental était depuis longtemps présent dans les spectacles de Brook en la personne de l’acteur Yoshi Oida. Formé par le nô et le Bunraku, Yoshi est venu en Europe en 1968 : Brook cherchait un acteur japonais pour compléter une distribution française et anglo-saxonne afin de mener un travail sur la Tempête de Shakespeare.
Rien d’étonnant donc à ce qu’au cours du travail, la voix de l’acteur et auteur japonais Zeami, vieille de cinq siècles mais portée « au présent » par celle de Yoshi Oida, vint s’ajouter à celles des « aventuriers » de la mise en scène au XXe siècle.
Et puis, il y a l’Afrique. Ce continent oublié du théâtre occidental et de ses pionniers. Rares sont les hommes de théâtre comme Roger Blin et Jean-Marie Serreau à s’être penchés sur ce continent sans des bésicles héritées peu ou prou du colonialisme.
Brook, venu habiter Paris en 1970, crée avec Micheline Rozan, le Cirt(Centre international de recherche théâtrale) et, le 1er décembre 1972, part avec ses acteurs en Afrique pour trois mois. Ce n’est pas une tournée bien que des séances soient ici et là improvisées , mais un temps de rencontres, de partages et de moisson devant « un public aux réactions vives et totalement ouvert aux formes », pour qui « ce que nous appelons le faux-semblant, base du théâtre, revient simplement à passer du visible à l’invisible, et réciproquement » une phrase brookienne par excellence.
D’une certaine façon, Brook n’est jamais tout à fait revenu d’Afrique. Ce voyage verra son accomplissement avec l’arrivée, dans la troupe cosmopolite du Centre international, d’acteurs africains, singulièrement à partir du Mahabharata en 1985.
Ce sont deux de ces acteurs, Bakary Sangaré et Sotigui Kouyaté, qui les premiers entraient en scène dans Qui est là . Bientôt l’un demandait à l’autre: « Si vous aviez à donner des conseils à un jeune homme qui veuille faire une mise en scène d’Hamlet, comment vous y prendriez-vous ? »
Sotigui-Craig répond que, dans chaque scène, il montrerait « un esprit, l’esprit qui y est latent », et que dans le costume, le visage, partout et par tous les moyens, il évoquerait « la présence de ces esprits, si bien que l’apparition du spectre, loin de nous donner à rire, nous semblerait naturelle et terrible ».
Et c’est ce que l’on voyait, Bakary disant les mots d’Hamlet, Sotigui ceux de son père mort le spectre, donc, après s’être paré d’une chasuble rouge (un peu plus tard, il endossera le rôle du frère de son père, son assassin et le nouvel époux de sa mère, en chemise rose un peu cow-boy et en jean noir), marchant vers nous simplement, avec une intensité qui nous foudroyait, héritée des sorciers et des griots burkinabés.
Que nous disait Brook ?
Que l’acteur africain dont la culture traditionnelle est encore vivante est mieux à même de jouer un spectre. C’est une réponse, ce n’est pas la réponse.
La folie d’Ophélie en est une autre. « Chaque culture exprime une partie différente de notre atlas intérieur : la vérité humaine est globale, et le théâtre est le lieu où ce puzzle peut être reconstitué », déclarait-il en 1976 au New York Times.
Qui est là fut une figure accomplie de ce puzzle, entre la conférence et l’oiseau, entre Craig et l’Afrique. Sans doute un des travaux les plus intimes de Peter Brook. Et le poète persan Attar, l’auteur de La conférence des oiseaux (autre spectacle mémorable) de passage au Bouffes du Nord en ami, de lui souffler : « Vous avez fait un long voyage, pour arriver au voyageur ».
De même après le fabuleux Mahabharata en 1985 dans la carrière Boulbon près d’Avignon qui commençait à la nuit tombante et s‘achevait au lever du soleil, trente ans plus tard, Peter Brook, devait revenir au grand poème épique indien avec Battelefield, un spectacle beau comme une virgule, un souffle léger d’une heure quinze.
Quatre acteurs entraînés dans le mouvement brookien. Tout s’achevait avec le musicien japonais Toshi Tsuchitori, compagnon de route de Peter depuis longtemps. Un seul instrument, un tambourin à la peaux circulaire comme le disque solaire. À la fin, ses mains laissaient place à deux doigts de chaque main, puis un seul, ultime clapotis et puis rien d’autre que le silence.
Il y aurait tant à dire encore, tant de spectacles à évoquer. Restons-en là.