Article publié dans la revue n°97
L’unification du syndicalisme est une perspective aujourd’hui de plus en plus discutée, si ce n’est partagée. C’est autour d’un axe CGT-FSU-Solidaires qu’elle semble se dessiner. Mais quelle utilité pourrait-elle avoir pour notre camp social ? Et quels en sont les enjeux comme les obstacles immédiats ?
Avant toute chose, il faut se débarrasser d’un mythe : l’unification totale du syndicalisme ouvrier n’a jamais existé. Même lorsque la CGT se constitue en 1895, il faut déjà compter avec un syndicalisme chrétien qui va suivre son propre chemin. Et tout au long des près de 200 années de syndicalisme en France, les dissidences et sécessions auront été au final bien plus nombreuses que les périodes de rassemblement.
Ce qui peut nous intéresser n’est définitivement pas le « syndicalisme rassemblé » tel qu’il avait été imaginé par les instances dirigeantes de la CGT au tournant des années 1990 et qui consistait pour l’essentiel à un pas de deux avec une CFDT qui se posait en partenaire des « réformes » néolibérales. La CGT a, du reste, fort heureusement fait le deuil de cette alliance.
C’est aujourd’hui autour d’un axe CGT-FSU-Solidaires qu’une unification du syndicalisme peut s’imaginer. D’abord parce que c’est tout simplement au sein de ces trois organisations que la question est débattue. Ensuite parce que depuis plusieurs années maintenant – même s’il a ses accrocs – le travail intersyndical, au plan interprofessionnel et national, est un acquis qui n’est pas remis en cause. Enfin parce que ces trois organisations, chacune à leur manière et avec leurs histoires propres, incarnent globalement un syndicalisme de lutte contestant le pouvoir du capital et se veulent actrices de la transformation sociale.
Mais l’actualité et l’utilité d’une unification syndicale est aussi affaire de contexte. La réunification de la CGT en 1936 était profondément liée à l’exigence de pain, de paix, de liberté.
La progression du racisme et de la réaction, jusqu’à la menace bien réelle d’une prise de pouvoir par l’extrême droite ; la crise écologique et climatique ; l’impact en Europe de la guerre impérialiste menée en Ukraine par le pouvoir russe ; l’inflation galopante et la paupérisation des classes populaires : ces quatre seuls enjeux contemporains mettent le mouvement syndical dans son ensemble au pied du mur. Et c’est parce que nous avons conscience que le syndicalisme reste un outil de lutte et de résistance majeur, tout autant qu’un outil d’émancipation et de progrès social, qu’il nous appartient d’y faire face.
Alors pourquoi pas ?
Bien évidemment, comme la grève générale, l’unification syndicale ne se décrète pas. Un syndicat est un organisme vivant, bâti par des femmes et des hommes donnant leur temps, leur énergie, souvent des années durant, pour faire vivre un militantisme, une forme de culture, qui peuvent justifier l’existence d’organisations différentes.
Et les pratiques, les stratégies, les orientations syndicales différentes qui en découlent ont eu des conséquences encore bien concrètes ces toutes dernières années : il y a par exemple toujours eu un syndicalisme acquis à l’auto-organisation des luttes qui doit se confronter à un autre, peinant à dépasser les modèles hiérarchiques et autoritaires, voire les confortant.
Et lorsqu’on considère que l’auto-organisation des luttes n’est pas une coquetterie gauchiste mais bien une garantie de luttes plus et mieux partagées par celles et ceux qui ont intérêt à les mener, on mesure que ce n’est pas une « petite » différence.
Les militantes et militants de la CGT, de la FSU et de l’Union syndicale Solidaires n’ont par ailleurs pas de passé organisationnel commun. On ne peut pas en ce sens parler de réunification comme en 1936. La FSU est née en 1993 d’une rupture dans la FEN, syndicat autonome ayant refusé la scission CGT/CGT-FO de 1947. Les syndicats SUD sont apparus au tournant des années 1990 avec la volonté de maintenir l’acquis du syndicalisme autogestionnaire construit dans la CFDT des années 1968. Avec une poignée de syndicats autonomes, ils ont fondé l’Union syndicale Solidaires (sous son nom actuel) en 1998. À elles deux, la FSU et l’Union syndicale Solidaires rassemblent pas loin de 300 000 adhérent·es quand la CGT en revendique près de 650 000.
D’un strict point de vue arithmétique l’addition laisse songeur (et rêveur) : l’hypothèse d’une organisation syndicale de lutte frôlant le million d’adhérent·es ne mérite-t-elle pas de se concrétiser ?
Sauf que – pour reprendre l’expression d’un des fondateurs de SUD PTT –, on ne fait pas tenir ensemble des bouts de syndicats comme on le ferait avec de la colle et des ciseaux.
En pratique et en débat
Le format de cette contribution ne permet pas de faire le tour du sujet. Mais pointons néanmoins quatre questions clés qui, sans forcément être des conditions suffisantes à une unification syndicale, ne lui sont pas moins nécessaires. Poser ces questions – comme d’autres – n’a pas pour enjeu de montrer que les obstacles seraient insurmontables. Surtout par rapport au constat de départ. Mais les poser sérieusement c’est aussi s’épargner, dans un scénario d’unification syndicale, la perspective de divisions. À quoi servirait-il de travailler à une unification qui braquerait des parties entières de nos organisations ?
1. Faire déjà vivre l’unité
Signer des déclarations ou des appels à la grève en commun est une chose : transformer cela en action commune en est une autre. Il existe un grand travers aux « intersyndicales de papier » : celui de se limiter à une collection de sigles en haut d’un tract, parfois pas même imprimé, sans que les militant·es des organisations concernées ne… s’organisent ensemble.
Tournées intersyndicales, réunions communes des sections syndicales, collages unitaires : autant de modalités qui permettraient de rendre l’unité plus vivante et réelle, y compris auprès des non-syndiqué·es. Les intersyndicales Femmes montrent qu’il est possible de traduire de l’unité en action et de modifier le visage même du syndicalisme. Imaginons seulement des campagnes unitaires, déclinées dans les territoires, visant les déserts syndicaux, les travailleurs et travailleuses précaires…
Montrer que l’unité sert à agir et à organiser davantage notre camp social est certainement le premier des préalables.
2. Interroger la démocratie syndicale
Toute organisation a ses règles, son fonctionnement basé sur l’expérimentation quotidienne des différents collectifs qui la composent. Et on ne fonctionne pas pareil à la CGT, à la FSU ou à Solidaires et même parfois à l’intérieur de chaque structure suivant les différentes fédérations et syndicats nationaux. Mais accorder ses moyens au but recherché est une exigence éthique autant que politique.
Verticalité ou horizontalité du pouvoir syndical ; contrôle, rotation et limitation des mandats ; fédéralisme vivant, évitant le suivisme d’équipes locales réduites à tout attendre du « national » ; respect et expression des divergences comme qualité et réalité du débat démocratique : autant de sujets qui nécessitent d’être sincèrement débattus.
3. Clarifier le rapport aux institutions
L’indépendance à l’égard des organisations et partis politiques semble un acquis partagé. Reste à savoir quoi faire de son autonomie. S’agit-il d’être « juste » indépendant en déléguant aux organisations et partis politiques les modalités de la « transformation sociale » ? Ou bien le syndicalisme n’est-il pas déjà, sans l’incarner à lui-seul, l’expérimentation d’un contre-pouvoir appelé à dessiner d’autres formes de démocratie que celles de la Ve République qui nous régentent ?
Ce qui signifie reposer la question de classe dans toute sa vigueur, en rompant nettement avec l’idéologie du prétendu « dialogue social ». Et en définitive ne rien attendre de l’État tel qu’il est, de ne pas s’imaginer qu’il n’est qu’une coquille vide qu’un pouvoir de gauche – autre hypothèse de la période – pourrait « habiter » sans rupture profonde, tel une sorte de bernard-l’hermite progressiste.
4. Construire un projet pour les classes populaires
C’est sans doute le plus vital. On l’a dit plus haut, unifier le syndicalisme ce n’est pas confondre la simple addition des affilié·es avec le but poursuivi. « Grossir » est une chose, réussir à trouver les leviers qui feront du syndicalisme de lutte de demain un acteur majeur des mobilisations populaires, en est une autre. Cela veut dire par exemple trouver les axes revendicatifs capables de remplir aujourd’hui le rôle que joua la journée de huit heures à la naissance du mouvement ouvrier. Cela veut dire tourner tout entier notre syndicalisme vers une perspective égalitaire et émancipatrice capable de parler à toutes et tous. Être capable de galvaniser notre camp social comme de l’organiser. ●
Théo Roumier, syndicaliste SUD éducation, est membre du comité éditorial des Utopiques, les cahiers de réflexion de l’Union syndicale Solidaires.
Cette contribution reprend plusieurs éléments d’un article paru sur le site de Contretemps, revue de critique communiste en juin 2022, « CGT, Solidaires, FSU : faut-il aller vers un syndicalisme unifié ? »