Article publié dans la revue n°97
Juin 2022 : deux ans et demi après la grande révolte d’octobre 2019, dix-huit jours de contestation sociale et de mobilisation indigène secouent l’Équateur et entraînent la première grande crise politique à laquelle se confronte le président Guillermo Lasso, banquier conservateur élu en 2021.
Malgré une répression violente, le mouvement, très combatif et bien organisé, résiste et obtient un accord qui, s’il ne donne pas satisfaction sur toutes les revendications, représente des avancées indéniables, quoique fragiles.
Depuis un an, la puissante Confédération des peuples indigènes de l’Équateur / Conaie tentait de négocier avec le gouvernement. Le 13 juin, elle appelle à un paro nacional (grève générale) contre la hausse du prix des carburants, l’octroi de concessions minières dans les territoires autochtones, le manque d’emplois, pour un contrôle des prix et pour l’accès à la santé et à l’éducation. Les choses se seraient sans doute vite calmées si l’arrestation provisoire du président de la Conaie, le populaire Leonidas Iza, n’avait pas mis le feu aux poudres : la grève se transforme en soulèvement et s’inscrit dans la durée.
Le pays traverse une sévère crise sociale et économique aggravée par deux années de pandémie qui ont creusé les inégalités, tandis que le gouvernement accentue les mesures néolibérales en donnant la priorité aux exigences du FMI et aux intérêts des grandes entreprises et des banques. La hausse constante des prix affecte le pouvoir d’achat de près de 70 % de la population. Le secteur paysan, déjà frappé de plein fouet par l’impact des traités de libre échange, souffre des effets de la guerre en Ukraine. L’état déplorable du système de santé, les licenciements, l’augmentation des taux de chômage et d’emploi informel, la réduction du budget des universités, les violences liées au narcotrafic, le veto présidentiel au projet de loi autorisant l’avortement pour viol, la recrudescence des projets extractifs dans les territoires indigènes sont autant de motifs de mobilisation pour des milliers d’Équatorien·nes qui soutiennent une plateforme unitaire de dix revendications.
Une mobilisation indigène et populaire
Pendant presque trois semaines, malgré l’instauration de l’état d’urgence dans plusieurs provinces et la capitale Quito et une répression violente, le paro bloque le pays, ses voies de communication et son économie. Près de 10 000 membres des communautés indigènes organisent des barrages routiers et quittent leurs territoires pour marcher sur Quito.
À la différence de ce qui s’est passé lors du soulèvement d’octobre 2019 contre les mesures d’austérité du gouvernement de Lenín Moreno, les organisations syndicales ne prennent que très peu part au mouvement, à part les soignant·es durement touché·es par la crise post-pandémie. Il s’agit avant tout d’une mobilisation indigène, soutenue par les habitant·es des quartiers populaires, les étudiant·es, les artistes, les organisations féministes et les associations de minorités sexuelles qui se joignent au paro, faisant entendre leurs revendications et participant aux assemblées et aux manifestations.
Très vite, le gouvernement répond par une répression encore plus brutale qu’en 2019. L’invasion par la police de la Maison de la Culture indigène, les attaques d’universités servant de refuges, les infiltrations de policiers, les arrestations arbitraires, les tirs de gaz lacrymogènes, grenades assourdissantes et canons à eau pendant les manifestations valent au gouvernement les critiques de nombreuses ONG de droits humains. Rappelons que les gouvernements équatoriens successifs, y compris lors des mandats de Rafael Correa (2007-2017), ont renforcé l’appareil répressif de l’État et l’ont déployé contre les mouvements sociaux de ces dernières années. Le bilan est lourd : sept morts, des centaines de blessé·es ! Cependant la violence policière et les déclarations menaçantes du président Lasso intensifient la lutte en unissant les organisations populaires et en incitant plus de citoyen·es à se joindre au mouvement.
La répression est approuvée par une droite ouvertement raciste qui, sous prétexte de défendre les classes moyennes et de protéger la paix, appelle à expulser les indigènes hors de la ville. Ce racisme n’est hélas pas nouveau en Équateur, mais il est désormais décomplexé : certain·es habitant·es des quartiers privilégiés n’hésitent pas à attaquer des manifestant·es, y compris avec des armes à feu. De fait, Guillermo Lasso, dont la cote de popularité était au plus bas depuis des mois, se présente comme le garant de l’ordre en accusant la Conaie de vouloir « perpétrer un coup d’État » et de participer au narcotrafic. Il réussit à réarticuler les droites autour de lui et fait tout pour laisser pourrir la mobilisation. Les grands organes de presse reproduisent à l’identique son discours, présentant les actions populaires comme du vandalisme et de la violence tout en taisant la répression policière et en stigmatisant les organisations indigènes. Cependant, le monopole de l’information est contré par le travail remarquable des médias alternatifs et communautaires.
Des négociations et une ébauche de sortie de crise
Face à l’intensification de la lutte et à la paralysie de l’économie, le gouvernement se révèle incapable de contrôler la situation. Lasso, qui échappe de peu à une procédure de destitution lancée par les partis de gauche à l’Assemblée nationale, est obligé de lâcher du lest et répond à certaines demandes populaires : augmentation du bon d’aide aux familles, déclaration de l’état d’urgence dans le système de santé, augmentation du budget de l’éducation interculturelle, subvention sur les engrais, baisse des prix des carburants, annulation de dettes inférieures à 3 000 dollars… Mais ces mesures sont jugées insuffisantes et sans garanties par les organisations mobilisées et le mouvement ne faiblit pas. Enfin, le 28 juin, le gouvernement accepte d’ouvrir une table de négociations avec les directions des mouvements indigènes. Le 30 juin, un accord est finalement trouvé. Aux mesures déjà annoncées, s’ajoute l’engagement à stopper l’extension de l’exploitation pétrolière, à restreindre les activités minières dans des zones protégées et les territoires des peuples autochtones, à garantir la consultation préalable des communautés, à réduire davantage le prix des carburants, à contrôler les prix.
« Le mouvement indigène considère officiellement que la première étape du Paro Nacional est terminée. Le respect des accords sera évalué dans quatre-vingt-dix jours. Nous allons continuer la lutte, mais, selon l’acte que nous avons signé, nous allons suspendre le mouvement ». La conclusion de l’accord est saluée par les cris de joie des milliers d’indigènes rassemblés à la Casa de la Cultura où Leonidas Iza est ovationné lors d’une dernière assemblée avant le retour des indigènes dans les communautés. Une partie minoritaire des secteurs mobilisés reproche aux directions des organisations de ne pas avoir obtenu satisfaction sur la totalité des revendications et de ne pas avoir pu concrétiser le mot d’ordre « Dehors, Lasso ! » surgi en cours de mouvement. Il aurait certainement été difficile de poursuivre la mobilisation après dix-huit jours épuisants, au risque de ne rien gagner ou de déplorer encore plus de morts.
Deux mois plus tard, où en est-on ?
Le paro s’est donc conclu par une sorte de trêve et la convocation de dix commissions qui doivent négocier d’ici octobre sur des sujets tels que la production, l’énergie et les ressources naturelles, les droits collectifs, la sécurité, la justice, l’accès à la santé, l’emploi, l’enseignement supérieur, les subventions sur les prix, les crédits… Mais, depuis l’installation en juillet de ces commissions, alors que le gouvernement assure qu’il répondra aux demandes populaires, le mouvement indigène dénonce son manque de volonté politique à satisfaire les revendications. « Il est extrêmement préoccupant pour les communautés et le pays que depuis quarante-cinq jours, nous n’ayons pas de résultat malgré nos propositions et que le dialogue soit utilisé par le gouvernement comme une stratégie pour dissuader les processus de lutte », a déclaré Leonidas Iza le 31 août. À l’issue de cette séquence, le climat du pays est donc toujours très polarisé : un mouvement indigène et populaire puissant, qui ne lâche rien malgré la répression, un État militarisé mais faible politiquement, des classes supérieures de plus en plus racistes et centrées sur leurs intérêts. Le mouvement reprendra-t-il en octobre, si les discussions actuelles ne donnent pas les résultats promis ? Comment Lasso va-t-il terminer son mandat dans ces conditions ? Les victoires électorales historiques, qui viennent de porter la gauche au pouvoir au Chili, en Colombie, peut-être bientôt au Brésil, susciteront-elles un regain des mouvements sociaux en Équateur et dans le reste de l’Amérique latine ? L’avenir mérite toute notre attention. ●
Cathy Ferré, éé Snes Aix-Marseille Bureau National de France Amérique Latine
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