Musique
20 ans après, Médine est présent. Don’t Panik !
Si Médine dérange, ce n’est pas seulement par son style musical, le rap, mais aussi par la portée de son discours : 20 ans de combats politiques et de luttes contre toutes les discriminations, les violences policières et l’extrême droite.
Avec un album intitulé Jihad (2005) et des paroles parlant de « chèque à six chiffres pour mon centre islamique » (Besoin de révolution, 2008), Médine a été, dès le début de sa carrière, ciblé pour un rap prétendument islamiste, communautaire, prosélite… Ces cabales politiques s’appuient sur la théorie sociologique de la légitimité culturelle1 déniant à Médine son statut d’artiste.
Ce qui dérange le plus les réactionnaires chez cet artiste dont le « p’tit coeur est havrais » (La puissance du port du Havre, 2022), c’est une vision politique assumée où sa foi se lie à ses combats structurés par son vécu de racisé musulman.
Une bataille contre la « panique identitaire » qu’il a très tôt mise en mot : « Musulmane de ton voile, dis-leur Don’t Panik! » (Don’t Panik, 2008).
Marqué par le 11 septembre 2001, « mais plus encore par tout ce qui a suivi, en termes de guerre contre le terrorisme, d’interprétation et de stigmatisation vis-à-vis de la communauté musulmane »2, il met la lutte contre l’islamophobie et l’instrumentalisation de la laïcité au centre de son œuvre. Médine préfère qu’on le « traite de séparatiste, qu’être dans le camp d’Lydia Guirous » et s’élève contre l’injonction faite à tou·tes les musulman·es de se positionner sur des événements qui n’ont rien à voir avec leur foi : « T’es dans le camp de la gauche Kouachi, si t’es pas de la droite CNews » (La France au rap français, 2022). Rappelant sans ambiguïté à ses détracteur·ices sa position face aux « pseudos muslims qui se croient dans Call Of » (Allumettes, 2022) et les renvoyant à leurs préjugés islamophobes « j’peux pas être antisémite, j’suis antifa, j’leur fais la guerre » (Paratonerre, 2024)
Médine en luttes
L’œuvre de Médine dépasse les luttes précitées auxquelles médias et classe politique dominante veulent le cantonner. Elle conjugue depuis toujours les différentes oppressions à commencer par la domination de classe et la ghettoïsation « Prolétaire de ta classe, dis-leur Don’t Panik » (Don’t Panik, 2008), « On a grandi qu’entre pauvres, dans un décor d’entrepôt » (Ratata, 2022)
Et loin d’attendre la vague #MeToo, il souligne l’instrumentalisation du féminisme « Travail égal, fiche de paie inégale pour femme. C’est tout de même pas une philosophie musulmane » (Don’t Panik, 2008) tout en rappelant moultes fois l’importance de l’égalité femme/homme : « Ça parle d’égalité des sexes sur le bulletin d’salaire. J’ai dû attendre l’épisode neuf pour qu’Leia ait son sabre laser » (La France au rap français, 2022).
Cet appel à le rejoindre, dans le camp des opprimé·es car « Quand il pleut, on porte le maillot, pas l’parapluie » (Enfants forts, 2019) est aussi un appel à résister aux oppressions de classe, de genre et de race. Cela interpelle une gauche qui a parfois des difficultés à se positionner sur leur articulation, voire juste à les reconnaître et les nommer.
Deux autres combats sont très prégnants chez ce rappeur.
« Ils chargent, ils braquent puis ils tirent » (Ratata, 2022), résume le MC lorsqu’il parle de la police. Affrontant la complexité, il souligne néanmoins que l’on « aime la Garde républicaine quand elle chante avec Aya. On hait les gardiens de la paix quand ils shootent les Kanaks, quand ils compressent les thorax de Cédric et d’Adama » (L’4mour, 2024). Tout cela en se définissant avec fatalité comme une potentielle victime « J’dirai que j’jouais au pirate tous les jours en bas du hall, le jour où j’finis éborgné par un tir de flashball » (Enfants forts, 2019).
Et face aux offensives de l’extrême droite, Médine ne tergiverse pas : il « combat les fafs et les hooligans » (Paratonerre, 2024) de façon intransigeante. Quand le RN fait le choix de se réunir dans sa ville, Médine participe de façon active, comme tout·e militant·e, à la construction d’un contre événement. Sans concession face à cet ennemi mortel, il n’hésite pas à transmettre ce combat aux générations futures de façon imagée « Pour le birthday de ma niña, j’commande Marine en piñata » (Kyll, 2018)
« J’fais pas des concerts, j’fais des meetings » (La France au rap français, 2022), ainsi définit-il son art et ses combats. Une façon pour lui de ne pas seulement « parler du changement, poto, moi, j’veux l’incarner » (Le jour où j’ai arrêté le rap, 2019).
Refusant de partir « avec les dégoûtés » par peur qu’il ne reste « plus que les dégoûtants» (Paratonnerre 2024), il parle de nos besoins. Ceux « d’énergumènes à l’apparence humaine, avec une rage herculéenne » qui ont « besoin de révolution » (Besoin de révolution 2008).
Antoine ChauveL
1. Marie Sonette Manouguian, https://theconversation.com/medine-dans-lactualite-comment-le-rap-fait-parler-les-politiques-163022
2. Médine à l’ENS, Karim Hammou et Emmanuelle Carinos https://surunsonrap.hypotheses.org/3420
Livres
Luttes et mémoires ouvrières au pays de Dassault
Dans Leur usine, nos vies, nos morts, Catherine Méry, jeune institutrice stagiaire en 1980 et militante de la LCR, construit à travers l’étude des archives locales, principalement de la CFDT, des tracts syndicaux et politiques et des articles de presse, une monographie sociale de l’usine Lockeed de Beauvais (1956-2020).
Leur usine, c’est le site d’un équipementier automobile qui fournit en plaquettes de frein les usines de montage des grands groupes automobiles (Renault, Peugeot, Citroën, Talbot…), alors en plein essor et qui emploie des centaines de milliers de salarié·es.
Nos vies, ce sont celles des milliers de salarié·es de l’usine mais aussi de leurs familles qui vivent au rythme du travail en 2×8, voire 3×8. À travers une série de témoignages, ces ouvrier·es racontent et se racontent: l’arrivée en vélo, en mobylette ou en car à 5 heures du matinou aussi les conditions de travail rendues très pénibles par une recherche accrue de la rentabilité. Nelly rapporte les brimades sexistes et les violences sexuelles avec un «droit de cuissage» imposé par certains petits chefs. Toutes et tous nous parlent aussi de fierté et de solidarité. Fierté dans les luttes locales — souvent victorieuses – sur les salaires et les conditions de travail. Solidarité avec les militant·es syndicaux·les·les menacé·es de licenciement et réintégré·es à la suite de trois semaines de grève en 1975. Solidarité avec les salarié·es de Lip en vendant les montres de celleux qui,à Besançon «fabriquaient, vendaient et se payaient». Solidarité internationale avec l’envoi d’une délégation à Gdansk pour soutenir les ouvrier·es de Solidarnosc. Iels racontent aussi l’intervention des militant·es révolutionnaires à travers les «feuilles de boîtes» de Lutte ouvrière ou des bulletinsLa taupe rouge sans freinde la LCR.
Nos morts,ce sont celles de ces salarié·es qui pendant des décennies ont respiré «la poussière d’amiante» — comme disent les salarié·es — sans aucun moyen de protection. C’est celle de Gaby qui jusqu’au bout restera fier et solidaire avec les licencié·es (l’usine ferme définitivement en 2020) et les «amianté.es» qui, au-delà de la fermeture, mènent une bataille juridique victorieuse pour faire condamner l’entreprise Bosch.
Alors que les bâtiments de l’usine ont fait place à une friche industrielle, le livre permet de revenir sur cette période post mai 1968, où les grandes grèves des organisations syndicales du Mans et des presses de Billancourt laissaient espérer un avenir meilleur. Il montre aussi que le capitalisme peut briser les vies des ouvrier·es, pas leur mémoire!
Alain Ponvert
LE CONVOI
« J’ai eu la vie sauve. » Voilà qui commence le livre de Beata Umubyeyi Mairesse, rescapée du génocide des Tutsi au Rwanda, grâce aux convois humanitaires organisés pour sortir du pays les plus jeunes des survivant·es. L’autrice se lance dès lors dans un double récit. Il y a d’abord celui de son enquête pour retrouver les seules imagesd’elle prises par des journalistes de la BBC présent·es dans le convoi : elle veut savoir quel était son visage quand elle a traversé la frontière. Et, conséquence littéraire, psychologique et politique de cette recherche, il y a le récit de 1994: le retour minutieux sur toutes les étapes qui ont permis son sauvetage depuis Butare jusqu’au Burundi.
Double récit donc, et en quatre parties: une pour expliquer les raisons de ce livre et de sa temporalité, de son arrivée impromptue dans la carrière de l’écrivaine. Une autre qui est «le temps du témoignage», où le style donné à cette course contre la barbarie tient en haleine les lecteurices. Une pour rendre hommage, poliment, justement, à Terre des hommes, cette fondation suisse à qui elle doit la vie. Quant à la quatrième partie, elle dénonce un monde qui «s’est contenté de les regarder mourir sur du papier glacé, à la télé.» Là, l’autrice revendique de rendre leur histoire à ces enfants meurtri·es, de se «réinscrire dans un collectif».
Au détour des pages, elle pose de nombreuses questions sur l’écriture, sur les grandes tensions de l’histoire toujours blanchie par la colonisation.
Elle n’oppose évidemment aucune souffrance, aucun drame absolu de l’histoire, elle fait référence à la Shoah dans le texte lui-même, mais assume aussi de parler du génocide en cours à Gaza quand une libraire lui pose la question dans une rencontre publique fin 2024.
Julie Siaudeau
➤Le convoi,Beata Umubyeyi Mairesse, 2024 chez Flammarion, 21 euros.**
Baptiste Beaulieu: toujours du côté des femmes
Ce ne sont pas des textes du répertoire ni des œuvres de la littérature classique: pourtant, certaines lectures sont précieuses, et participent pleinement de notre culture. Une culture qui permet de partager l’essentiel, à savoir nos valeurs et nos combats.
Quand on lit Baptiste Beaulieu, on est saisi par la fluidité de l’écriture, son à propos, son humour, la justesse des mots choisis y compris pour décrire le pire de son quotidien de médecin généraliste: l’intensité de la douleur liée aux drames, aux violences subies, à la misère affective et sociale. On est ainsi emporté par le récit, par les histoires personnelles des patient·es, par l’écoute de ce personnage-docteur qui ressemble tellement au narrateur. Peu à peu, le texte est envahi par d’autres considérations: les réflexions du narrateur-auteur sur les discriminations, à commencer par l’homophobie; sur la violence dont les hommes font preuve à l’égard des femmes; sur la maltraitance du monde médical; sur la solitude qui nous étreint toutes et tous…
Baptiste Beaulieu est médecin, il écrit aussi des romans qu’il faut lire pour se consoler: la colère de l’auteur fait écho à la nôtre, mais sa profonde humanité apaise, ce sont des mots qui font du bien. Il est aussi chroniqueur (il a signé nombre de chroniques sur France Inter intitulées «Alors, voilà»). Il est également connu, engagé sur les réseaux sociaux, et très suivi à ce titre: il y mène un combat contre les injustices, les violences que subissent les minorités et contre le pouvoir du patriarcat.
Véronique Ponvert
➤Où vont les larmes quand elles sèchent. Éd. L’Iconoclaste, 2023.
➤Je suis moi et personne d’autre (album jeunesse). Éd. Les Arènes, 2024.
Docus
Plus qu’un documentaire : Rouge, la couleur qui annonce le journal (2024)
En mars 1976, la Ligue communiste révolutionnaire décide de transformer son hebdomadaire, Rouge, en quotidien. Une aventure humaine, audacieuse, militante : le documentaire montre que tout débute et se vit dans un lieu, un bâtiment, Rotographie, situé dans une impasse de Montreuil. Le documentaire s’y ancre ; on y voit larotative –achat et livraison sont rocambolesques ! –qui s’active pour réimprimer le premier numéro du quotidien. Le bruit, les couleurs, les murs recouverts d’affiches, l’odeur évoquée par Rita –Caroline — dès la première séquence, cela nous renvoie aux luttes, aux espoirsd’une période : en 1976, l’histoire nousmordaitla nuque. Tout semblait toujours possible, comme le souligne Isabelle.
Rouge, le journal qui annonce la couleur : le journal était le lieu d’organisation, de centralisation, de diffusion du combat à mener. Il fallait « repenser la rédaction, le quotidien, l’information » : « la presse bourgeoise ment, Rouge dément ». Le ton est donné, le quotidien sera internationaliste, anticapitaliste, anti-impérialiste, antistalinien !
Entre improvisation, engagement total et formation sur le tas, le quotidien sortira pendant trois ans, « taillant parfoisdes croupières à Libération » (Edwy Plenel/ Krasny). Chaque jour, ce collectif de militant·es révolutionnaires expérimente de manière chaotique les joies comme les tensions de l’égalitarisme au travail et de sacrées cadences : 24h sur 24, il fallait écrire, corriger, imprimer,diffuser, contre vents et marées. Entre hommage, rires, souvenirs, c’est cette aventure militante, cette histoire politique que raconte ce documentaire, le premier d’Olivier Besancenot.
Sophie Zafari
➤Rouge, la couleur qui annonce le journal,documentaire d’Olivier Besancenot, 2024.**
Luttes
Dans la région pays de la loire, on démantèle la culture
II y a quelques semaines, alors que Michel Barnier demandait 40 millions d’euros d’économies aux Pays de la Loire dans le cadre du budget national, Christelle Morançais, présidente de la région, annonçait brutalement une économie de 100 à 150 millions d’euros. Pour tenir ces chiffres, elle propose la suppression des subventions concernant le sport, la culture, la vie associative, l’égalité femmes-hommes. Elle légitime sa décision en stigmatisant particulièrement le secteur culturel comme étant «shooté» à la subvention.
Martine Ritz, responsable de la CGT Spectacles en Loire-Atlantique, fait le point pour nous sur le secteur de la culture durement touché.
✓L’annonce régionale résonne comme un coup de tonnerre : quelles réactions entraîne-t-elle ?
Aussitôt, le secteur culturel se mobilise et travaille à mettre en évidence les conséquences néfastes sur son écosystème fragile. Celui-ci s’appuie en effet sur des financements publics croisés pour accomplir ses missions de service public: État, région, collectivités territoriales. La participation financière de la région représente pour de nombreuses structures culturelles une garantie de stabilité financière et d’obtention d’autres types de financements. C’est ce caractère croisé qui rend l’ensemble stable. Toucher une pierre de l’édifice, c’est donc le faire vaciller tout entier.
Le budget, voté le 20 décembre, prévoit finalement environ 80 millions de baisses de subventions, laissant les professionnel·les du secteur culturel face à un scénario catastrophe. Cela signifie concrètement des compagnies de théâtre mises à l’arrêt, des créations et diffusions d’œuvres interrompues, des festivals ruraux remis en cause, des artistes autrices et auteurs au RSA… La liste des conséquences pour le secteur culturel s’égrène interminablement. Il est également assez simple de comprendre que se prépare un grand plan de centaines de licenciements invisibilisés car touchant de très petites structures. Pour les rescapé·es, la difficulté à travailler régulièrement et l’augmentation de la précarité. Pour le public, insidieusement, la réduction de la diversité des propositions culturelles. C’est tout un modèle qui se fissure. L’attaque est évidemment économique, puisqu’elle va priver de nombreuses entreprises culturelles de moyens de production et de diffusion, mais l’attaque est surtout idéologique. En faisant croire que le secteur est dépendant de la subvention comme un drogué, la majorité régionale remet en question la notion même de mission de service public de la culture. Lorsque la culture irrigue tous les territoires, urbains comme ruraux, lorsqu’on peut voir des artistes interprètes dans les hôpitaux, les Ehpad, les prisons, les marchés, les écoles, lorsqu’on accueille des artistes autrices et auteurs en résidence de création ou lors d’expositions, c’est une volonté politique de rendre l’art, sous toutes ses formes, accessible à tous·tes. C’est un service public qui est attaqué.
✓Alors doit-on pour autant imaginer la fin de l’histoire?
Ces dernières semaines, les professionnel·les du spectacle et des arts ont fait la démonstration de leur vitalité et de leur détermination, en assemblées générales, en manifestations revendicatives et visuelles. Des milliers de personnes se sont opposées au budget régional. Un travail de réseau s’est mis en place avec des associations d’autres secteurs. Des liens se sont tissés. Des idées ont germé.
2025 va s’ouvrir sur la préparation d’états généraux de la culture.
L’histoire n’est pas finie. Et n’en déplaise à C. Morançais, une autre page culturelle s’ouvre!
Propos recueillis par Bernard Valin