Inégalités, le rôle des enseignant·es

Depuis le milieu du XX^e^siècle, l’institution scolaire française s’est vu fixer pour objectif d’assurer l’égalité entre les élèves pendant leur scolarité, pour contribuer à l’égalisation des conditions dans la vie sociale. Pourtant, le système scolaire reproduit les inégalités de genre, sociales et ethnoraciales et les enseignant·es y contribuent.

PAR Mary David et Céline Sierra

En 1947, le plan Langevin-Wallon explicite le projet de démocratisation scolaire: «l’enseignement doit donc offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à tous l’accès à la culture, se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation.»

Progressivement, par l’élévation de l’âge d’obligation d’instruction et par l’unification du système scolaire jusqu’à la fin du collège, les enfants ont été scolarisé·es dans les mêmes écoles. La séparation entre écoles de filles et de garçons a disparu pour le public dans les années 1960. Cependant, dès lors, les enquêtes de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et les recherches en sociologie montrent qu’il ne suffit pas de scolariser ensemble les enfants pour faire cesser les inégalités de parcours, de réussite et d’accès aux diplômes. Pire, comme le montrent P. Bourdieu et J.-C. Passeron en 1964 (Les héritiers), l’institution scolaire contribue à la reproduction des inégalités en les légitimant: elle transforme, sans le dire, des inégalités sociales de naissance en inégalités de diplômes, considérées comme acceptables par la société. Ces inégalités de capital scolaire reproduisent les hiérarchies sociales en prétendant ne récompenser que le mérite individuel ou les «dons». Cette analyse est prolongée en 1972 par l’ouvrage de C.Baudelot et R.Establet, L’école capitaliste en France, qui montre comment l’école participe à la lutte entre les classes en triant les élèves selon leur milieu social tout en prétendant assurer l’égalité entre elleux. Ces ouvrages pointent la contribution, certes involontaire, des enseignant·es à la reproduction de la domination sociale. P. Bourdieu dénonce ainsi l’«indifférence aux différences»: l’école et les enseignant·es traitent tou·tes les élèves comme s’iels avaient la même culture familiale, et ainsi transforment des différences de cultures en inégalités d’apprentissage et de parcours scolaires. Ces analyses sont difficiles à entendre pour les enseignant·es, car elles viennent bousculer leur volonté d’assurer l’égalité parmi les élèves et de les faire réussir. Les professeur·es sont désigné·es comme des agent·es de l’école capitaliste et des instruments de la reproduction. Pourtant, les travaux de Bourdieu, notamment, ont été très largement diffusés dans le milieu enseignant. Mais ils ont été détournés dans une vulgate qui a rendu progressivement les familles des classes populaires responsables de l’échec de leurs enfants: si ces enfants ne réussissent pas à l’école, ce serait parce que leurs familles ne leur ont pas donné ce qui est nécessaire pour réussir…

Massification et inégalités

Les inégalités scolaires se sont paradoxalement accrues avec l’accès massif des jeunes au lycée dans les années 1980 et 1990. L’allongement des parcours scolaires s’est accompagné de la multiplication des filières au lycée (création du baccalauréat professionnel en 1985) et dans le supérieur, et de la hiérarchisation croissante de ces filières qui contribuent fortement aux hiérarchies sociales et d’emploi.

Ainsi, bien que plus de 80% d’une génération accède désormais au baccalauréat, et que plus de la moitié des jeunes qui arrêtent leurs études ont un diplôme du supérieur, les inégalités scolaires entre les élèves selon leur milieu social, leur genre ou leur origine ethnoraciale persistent. Depuis vingt ans, les recherches montrent que c’est dans l’école et dans la classe que ces inégalités se construisent, alors même que les personnels sont convaincu·es de la nécessité de lutter contre ces inégalités.

Des pratiques inégalitaires…

Quand on demande aux enseignant·es s’il faut traiter différemment filles et garçons à l’école, et s’iels pensent le faire dans leurs classes, la réponse est quasi unanime: l’enseignement est dispensé de la même façon aux unes et aux autres. Mais les études menées dans les écoles et établissements montrent que, même si les enseignant·es s’en défendent, les interactions entre profs et élèves contribuent à façonner les inégalités de genre. L’exemple le plus frappant est la prise de parole en classe. Comme le montre par exemple Isabelle Collet1, les garçons dominent l’espace sonore de la classe. Ils parlent plus souvent plus fort, sans lever la main ou sans attendre qu’on leur ait donné la parole, et leurs propos sont plus souvent repris par les enseignant·es. Ils sont également plus souvent sollicités que les filles pour des tâches complexes. De façon générale, les interactions en classe et dans l’école construisent très rapidement, dès la maternelle et l’élémentaire, un rapport de genre différencié aux objets de savoir. Des écarts s’élaborent ainsi particulièrement sur le rapport aux mathématiques dès le CP, et se creusent tout au long de la scolarité. Au collège, quand iels ont de bonnes notes en mathématiques, les garçons se jugent beaucoup plus souvent que les filles «bons» dans cette matière. Les stéréotypes scolaires de genre sont également rappelés dans le matériel pédagogique, dans l’organisation de l’espace scolaire, etc.

…dans tous les domaines

La fabrication des inégalités entre élèves selon leur origine sociale se construit de la même façon. En sollicitant les élèves des classes populaires pour des tâches plus simples, souvent pour de bonnes raisons (pour ne pas les mettre en difficulté), les enseignant·es limitent sans le vouloir leurs apprentissages. À résultats équivalents, les enfants de classes populaires sont beaucoup plus souvent orienté·es vers les filières courtes et professionnalisantes. Les pratiques pédagogiques suscitent des malentendus sociocognitifs, car ce qui est évident pour les enseignant·es ne l’est que pour une partie des élèves. Celles et ceux-ci sont supposé·es répondre aux attentes scolaires sans que ce qui est nécessaire pour répondre n’ait été enseigné. L’accompagnement à l’orientation est différent pour les jeunes selon que leurs profs pensent qu’iels sont issu·es de catégories favorisées ou non.

Plus récemment, les travaux portant sur les inégalités ethnoraciales à l’école montrent qu’il s’agit d’un impensé scolaire. Pour Laura Foy2, par exemple, tandis que l’institution scolaire affirme que la lutte contre le racisme est une priorité, l’école est en fait structurée par la question raciale à tous les niveaux:«l’espace scolaire est plus aveugle au racisme qu’aux couleurs». Le développement récent de la promotion de la laïcité, des prétendues valeurs de la République, etc. se traduit par des représentations et des pratiques stigmatisantes et essentialisantes, en particulier vis-à-vis des élèves perçues comme musulmanes.Les recherches montrent une très forte adhésion professorale à l’antiracisme, mais, dans le même temps, une racialisation constante des rapports sociaux à l’école.

Quelles conséquences pouvons-nous tirer syndicalement de la démonstration de notre participation au maintien des inégalités et des formes de domination? Il faut d’abord éviter le déni. Bien qu’antiracistes et féministes, notre contribution est réelle. Le comprendre et l’admettre est une étape nécessaire, quoique non suffisante, pour nous en libérer. Les recherches qui se cumulent permettent de comprendre les mécanismes de la construction des inégalités. Il est nécessaire que nous y ayons accès, dans le cadre d’une formation initiale ambitieuse, conduite dans un cadre universitaire, ce qui suppose de modifier fortement les conditions d’entrée dans le métier, aujourd’hui très dégradées. Cela afin d’éviter le déni. Il faut s’appuyer sur les recherches qui en démontent les mécanismes et pouvoir y travailler dans le cadre de la formation continue, y réfléchir collectivement, pour identifier les pratiques inégalitaires et mettre en place des manières de les neutraliser. Cela implique enfin de transformer le système éducatif qui organise le tri social: dès le premier degré avec la mise en place du «choc des savoirs», au lycée avec les trois voies, dans le supérieur avec la multiplication des filières socialement hiérarchisées, y compris dans le public. Enseignantes et enseignants, nous ne voulons pas, nous ne voulons plus participer au tri de nos élèves qu’il soit social, de genre ou ethnoracial!

1. Professeure à la section des sciences de l’éducation de l’université de Genève, où elle dirige l’équipe G-RIRE : genre-rapports intersectionnels, relations éducatives.

2. Enseignante et chercheuse en sciences de l’éducation, autrice d’une thèse de doctorat (2023), Aix Marseille Université.