« On ne peut plus euphémiser le conflit entre capitalisme et démocratie »

Entretien avec Théo Bourgeron
Depuis les années 2010 s’accélère le développement de partis, de régimes autoritaires qui défendent le droit d’accumuler du capital tout en réduisant les libertés sociales et politiques. Une partie de la finance, celle des fonds d’investissement et des hedge funds, voit les institutions néolibérales comme un obstacle à la libre circulation de leurs capitaux et promeut le libertarianisme. Entretien avec le sociologue Théo Bourgeron*.
Dans votre ouvrage, vous indiquez qu’une part non négligeable des élites économiques des pays du Nord se détournent du néolibéralisme pour se tourner vers un bloc libertarien autoritaire. Comment décrire cette nouvelle phase du capitalisme qui se développe contre la démocratie ? Quels sont les principaux acteurs économiques à la manœuvre ?
Nous avons étudié le cas britannique et les options du secteur financier face au Brexit. Loin d’être une insurrection électorale des classes populaires, le développement d’une orientation anti-Europe au Royaume-Uni a été largement soutenu et financé par la finance dite alternative − qui voit l’Union européenne comme un obstacle à l’accumulation de capital. Celle-ci promeut une orientation politique que l’on peut qualifier de libertarienne autoritaire par opposition à l’axe politique néolibéral défendu par la finance mainstream. Cette fraction du secteur financier est composée d’acteurs récents, des fonds d’investissements en majorité, qui soutiennent un nouveau cycle de dérégulation sociale, économique, financière, appuyée sur un tournant autoritaire de l’État. On voit ça au Royaume-Uni, mais aussi en France : certains secteurs économiques (énergies fossiles, tech…) s’organisent autour des options et de l’agenda du RN et plus largement de l’extrême droite (ED).
 
Pourquoi ces secteurs-là sont-ils ceux qui opèrent ce tournant ?
Ils y ont un intérêt économique : le cadre de l’UE et de ses règles héritées des années 1980 ne leur convient plus, il ne leur permet pas d’accumuler les profits autant qu’ils le souhaitent. Ils ne collectent pas l’épargne contrairement aux banques ou aux sociétés d’assurance, ils reçoivent cette épargne et l’investissent — en dehors des marchés boursiers, d’où « finance alternative ». En France, des financiers (Stérin, Beigbeder), se retrouvent dans le programme du RN. Il leur est très favorable : leur projet de fonds souverain de 500 milliards d’euros détournerait l’épargne des Français·es des secteurs qui la collectent habituellement vers la finance alternative. On voit là un intérêt immédiat à ces options politiques.
Régime néolibéral, libertarien-autoritaire : s’agit-il de nuances, d’évolution ou de rupture ?
Le lien entre ces deux régimes est ambivalent. Tout dépend de la définition du néolibéralisme : régime strictement économique — avec ses institutions de régulation — ou idéologie structurée. D. Harvey le définit comme un ensemble d’institutions qui dans les années 1980 visaient à renforcer la domination économique en cours. Les libertariens-autoritaires, eux, veulent s’affranchir du pacte néolibéral et de ses institutions (UE, OMC…) qui font peser trop de contraintes sur l’investissement. Il y a d’autres approches (Q. Slobodian, M. Cooper…) qui démontrent qu’on trouve dès l’origine du libéralisme les germes de cette pensée de droite radicale combinant des formes de pensée libertarienne avec une revalorisation du suprématisme blanc, des symboles fascistes, des formes d’eugénisme. La pensée de Hayek (penseur du libéralisme) est empreinte d’eugénisme, d’une forme de darwinisme social. On peut dire qu’il y a des continuités et des discontinuités.
Comment interpréter ce qui se passe actuellement aux États-Unis avec Trump/Musk au regard de ces analyses ?
Avec la deuxième administration Trump, on observe les tendances du régime libertarien-autoritaire avec la confluence d’acteurs, notamment de la finance alternative. Ainsi le secrétaire au Trésor et d’autres membres du gouvernement Trump sont des anciens dirigeants de fonds alternatifs et de la tech. Tout cela rend caduques les analyses de la victoire de Trump en 2016 : victoire de la petite classe moyenne blanche déclassée contre l’establishment de Wall Street. La deuxième administration Trump représente les secteurs économiques dominants aux États-Unis.
Pour convertir leurs intérêts économiques (l’accumulation du capital) et pérenniser leur domination, ces acteurs financiers émergents doivent aussi investir la sphère des idées, inventer un narratif. Quelles en sont les principales lignes ?
Ils se dotent de lobbies et de mouvements politiques et financent un réseau d’intellectuels et de think tanks. Le projet Trump est inspiré du projet 2025 publié par Heritage fundation, de droite radicale : dérégulation ou plutôt régulation favorable à la finance alternative, aux crypto-monnaies, aux énergies fossiles, au new-space dans le domaine spatial et renforcement autoritaire avec des attaques sur les droits sociaux et civiques, le contrôle sur le corps des femmes, sur les minorités raciales. C’est cette combinaison qui définit ce projet. Ces secteurs sécrètent des instances productrices de projets comme l’Atlas fundation : assemblage de think tanks dans lesquels on retrouve Peter Thiel (ex. PDG de Paypal), Elon Musk, tous ceux qui génèrent du Big data adapté à la commande militaire. Ces think tanks soutiennent financièrement des figures des cercles conservateurs dans la haute fonction publique, dans le monde politique. Ce phénomène de construction d’un écosystème de droite radicale se retrouve au Royaume-Uni et en France (projet Périclès de P-E Stérin.)
Les contenus de l’enseignement, de la recherche, la production de savoirs sont des cibles directes de ces régimes. Aux États-Unis, de même qu’en Argentine, l’attaque a été immédiate avec le définancement des universités, les licenciements liés à des attaques contre les contenus scientifiques eux-mêmes.
Comment expliquer la concordance idéologique avec un projet ultra autoritaire, antidémocratique qui va puiser ses références dans un répertoire qu’on pourrait qualifier de fasciste ?
Les élites économiques cherchaient à masquer leur lien avec des idéologies racistes, fascistes, autoritaires. Mais dès les années 1980 au Royaume-Uni, Jimmy Goldsmith, milliardaire fondateur de la finance alternative et du premier parti pro-Brexit participait à des réunions avec des cercles ouvertement pro-nazis. Il y a des liens historiques (notamment dans les années 1920/1930) entre les grands financiers et les secteurs fascistes. Cette filiation entre monde des affaires et ED est décrite par J. Chapoutot dans ses travaux.
Bolloré passe du soutien à Sarkozy en 2007 au soutien explicite à l’extrême droite en 2024 (il négocie le ralliement de Ciotti au RN). Il considère que ses intérêts économiques ne sont pas respectés par le régime d’accumulation français et les options de droite classique et cherche donc à constituer un nouveau bloc politique.
Cette volonté d’imposer un nouveau régime d’accumulation, de meilleurs rendements conduit à de fortes tensions dans la société d’où la nécessité d’accompagner ce libertarianisme économique d’un renforcement des tendances autoritaires. Autoritarisme, domination raciale, de genre sont nécessaires pour faire tenir cette intensification de l’extraction financière.
Pourquoi le capitalisme n’a-t-il plus besoin de la démocratie ?
Le capitalisme c’est la propriété des moyens de production et donc la prise de décision par ceux qui les possèdent. Dans le moment actuel, le sociologue allemand Wolfgang Streeck (Du temps acheté : la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique) parle de la fin du fragile compromis entre démocratie et économie de marché qu’une grande partie des pays occidentaux ont négocié dans les années d’après-guerre. Il dessine une société clivée, dualisée, post-capitaliste et post-démocratique, résultant de la révolte du capital contre le compromis d’après-guerre et des stratégies mises en œuvre par les gouvernements pour y répondre (endettement). Livre prophétique ! On ne peut plus euphémiser le conflit entre capitalisme et démocratie. Certaines fractions du patronat n’hésitent plus à dire explicitement qu’elles préfèrent se passer de démocratie plutôt que de revoir à la baisse leur prétention au droit à accumuler les richesses.
Propos recueillis parSophie ZafarietGrégory Bekhtari*
*Co-auteur de La finance autoritaire :
Vers la fin du néolibéralisme,*Raisons d’agir, 2021.