Culture – les livres à la une de l’éé

Hussardes noires

« Je ne suis pas neutre, je ne veux pas l’être, je le trouverais déshonorant. Si, quand mes élèves entendront s’élever de la rue des clameurs de mort contre une classe de citoyens, elles pouvaient une seconde penser que je les approuve ; si, quand elles liront d’épouvantables excitations à la haine et à la persécution, aux appels au « sabre libérateur », elles pouvaient douter un instant que je les condamne, j’en serais profondément humiliée : j’aurais le sentiment très net que j’ai manqué un de mes devoirs essentiels d’éducatrice. » Ainsi s’exprimait Albertine Eidensheck à la fin du XIX^e^ siècle. Cette citation est extraite de l’ouvrage de Mélanie Fabre, Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. La période étudiée est celle qui court de l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre.

On sait l’importance de cette période dans la formation de notre substrat : laïcité, droits de l’homme, engagement des intellectuel·les (le mot naît à cette occasion), appui sur l’opinion publique. Elle suit le moment où l’enseignement s’ouvre plus largement aux femmes par l’accès aux lycées, à des écoles normales spécifiques et par la création de l’École normale supérieure de Fontenay (1880). De là découle une participation des femmes aux débats qui agitent la société française, en particulier celui sur l’engagement des intellectuel·es et sur la laïcité, dans la presse, les universités populaires mais aussi l’école.

Mélanie Fabre fait le choix d’étudier ce mouvement par le prisme de quelques figures représentatives de l’ensemble. Ce livre nous rappelle que si nous sommes issu·es du syndicalisme révolutionnaire, nous devons beaucoup aux intellectuel·es de la Belle Époque. Leurs réflexions, sur la laïcité et le féminisme en particulier, continuent d’être stimulantes.

Elisabeth Hervouet

Hussardes Noires, Mélanie Fabre, Agone Mémoires Sociales, 23 e.

Récits enchâssés

C’est l’histoire, à Bondy, dans un lycée en plein cœur de la Seine-Saint-Denis, de ces trois-là : Paul qui tombe ici un peu par hasard, contrairement à Candice qui se distingue par son sens de la mission tout au long du roman, et de Mo, un ado jamais au bon endroit, même dans sa peau évidemment. Entre ateliers d’écriture, pause déjeuner, échanges entre adultes et jeunes, début de romance, l’écrivain déroule la journée d’hiver de ce lycée et de ces gens — profs, élèves, direction, vie scolaire, familles — dont la vie gravite autour de l’établissement. Nous suivons donc un quotidien que l’exceptionnel et le spectaculaire vont envahir. En effet, la matinée semble commencer comme toutes les autres, mais un « incident » avec la police dès 7h30 va la transformer en fil de dynamite, qui explosera avant la fin du roman.

Il y a bien une AG, des HSE, une CPE, une DHG, des ETP pour montrer qu’on cause de l’école… Il y a bien un observateur extérieur, cet écrivain (facile !), Paul, qui dissèque les rapports dans la salle des profs comme les postures des élèves. Mais ce n’est pas ce qui fait l’intérêt du récit. Ce que le roman montre le mieux, c’est la porosité de l’école au monde qui l’entoure. Par la pluralité des voix qui se chevauchent comme une série de fondus enchaînés ; par le choix de la concentration sur une seule journée de toute la misère organisée depuis des décennies par les pouvoirs ; par le délicat, parce que chirurgical, découpage temporel de 7h30 à 17h, en trois périodes et en 43 chapitres ; par les personnages stéréotypés, mais qu’on a déjà croisés, qui font le trombinoscope de ce lycée.

C’est là que T. B. Reverdy vise juste. Il réussit à montrer ce que la société et son macabre pouvoir de déterminisme emmènent jusque dans les classes et les cours de récréation, et comment ses personnages font pour lutter corps et âme contre ce (ceux) qui installe des murs entre eux et leur émancipation.

Julie Siaudeau

►Le grand secours, Thomas B. Reverdy, J’ai lu, 8,10 €.

Mon corps, ma planète !

« L’homme a mangé la Terre comme il a mangé les femmes ». C’est sur ce postulat que l’écoféminisme peut, en partie, se définir. Ce mouvement, né dans les années 1970, cherche à établir des liens entre la domination de l’homme sur la femme − le patriarcat − et le mal qu’il peut faire à notre planète ; la lutte pour l’égalité des genres étant ainsi intrinsèquement liée à la protection de la nature.

Il existe de nombreux mouvements écoféministes aujourd’hui. Certains sont très spirituels, les femmes qui s’en revendiquent cherchent à se connecter à la Terre et à la Lune, allant parfois jusqu’à se revendiquer « sorcières » et pratiquant des rituels : « tout est connecté, l’esprit et le corps, l’humain et l’univers ». D’autres observent ce qui dans la société nuit à la fois à l’environnement et aux femmes. Le combat de ces femmes se manifeste partout sur Terre : agriculture responsable, lutte contre la déforestation au Kénya, mouvement Chipko au nord de l’Inde.

Le livre dissèque les différents mouvements écoféministes de leur naissance à nos jours, des États-Unis à la France en passant par l’Afrique et l’Asie, et aborde différents thèmes comme celui de la maternité, des nouveaux modes de consommation, de la crise sanitaire et de son impact sur la planète et les femmes sans oublier d’évoquer certaines dérives sectaires.

Nolwenn Bochereau

►Mon corps, ma planète ! L’écoféminisme expliqué, Juliette lambot et Anne-Florence Salvetti-Lionne, éditions Eyrolles, 15,90 €.

Emprisonnées

Dix femmes, dix pays, dix histoires d’incarcération. Voici l’objectif ambitieux et salutaire que s’est fixé la journaliste rennaise Audrey Guiller : porter jusqu’à nous la voix de femmes emprisonnées et invisibilisées.

Qui sont-elles ? Que vivent-elles ? Comment s’en sortent-elles ?

À travers des récits poignants, c’est une analyse très complète du milieu carcéral qui se tisse.

Enaam, en Syrie, enfermée sans procès, a connu l’horreur de la torture mais garde la volonté incroyable de tenir tête à son oppresseur.

Capucine, en France, constate que le passage à l’acte illégal est associé à une honte sociale forte chez les femmes alors qu’il est signe de virilité chez les hommes.

Ina, de Nouvelle Zélande, comprend après sept séjours en prison que la récidive est rendue inéluctable par le système, car rien n’est fait pour l’aider à s’extraire de sa trajectoire de vie.

Lisa, au Royaume Uni, questionne un système pénitentiaire où se côtoient des criminelles et des détenues accusées de vols simples.

Barbara, au Brésil, dénonce l’injustice des arrestations menées par une police qui mêle racisme et classisme.

Les problématiques sont multiples : lourdeur des peines, conditions de détention, absence de procès, incarcération de mineures, criminalisation de la prostitution, traitement des pathologies mentales, des addictions, gestion de la parentalité… Et toujours, l’oppression patriarcale est là, en toile de fond.

Au-delà de l’indignation, la postface de l’autrice nous invite à construire une alternative à ce système. La prison est actuellement le « reflet de toutes les politiques publiques qui ont dysfonctionné ». Elle vient apporter une mauvaise réponse à des maux causés par l’injustice sociale.

Maintenant que nous le savons et que nous le comprenons, quel autre projet pouvons-nous porter ?

Héléna Cadiet

►Emprisonnées, Audrey Guiller, Éditions Libertalia, 10 €.

Empouvoirement et outil pédagogique

Au mois de mai dernier, portée par Les Républicains, une proposition de loi interdisant aux personnes trans mineur·es·x*les traitements hormonaux et les chirurgies a été adoptée au Sénat. C’est une nouvelle atteinte envers des jeunes dont les parcours sont déjà particulièrement difficiles et violents. C’est pourquoi il est important pour elleux et leurs allié·es·x de se former le plus possible pour vivre ou accompagner au mieux leur parcours. Le livre de Lexie, femme trans, Une histoire de genres, fait partie des outils de formation. Lexie est militante pour les droits des personnes LGBTQIA+ et créatrice du compte Instagram aggresively_trans. Son livre, pensé comme un outil d’empouvoirement pour les personnes trans et un moyen d’éducation pour tou·tes, aborde de très nombreux sujets : la légitimité des identités trans, l’importance de l’utilisation du bon vocabulaire, le chemin difficile du coming out, les possibilités médicales pour mieux vivre son identité de genre, la violente et large palette de la transphobie… Les lecteur·trices·x sont invité·es·x à se plonger dans le chapitre « Les transidentités autour du monde et à travers les siècles » où l’autrice, grâce à son parcours universitaire en histoire de l’art, retrace l’existence des personnes trans partout dans le monde, tout au long de différentes périodes de l’histoire et des civilisations. Et d’autres sujets encore !

Céline Sierra

*Dans son livre, Lexie utilise le x comme particule neutre.

► Une histoire de genres — Guide pour comprendre et défendre les transidentités, éditions Marabout, 19,90 €.

Manotti : le polar politique

Lire un polar de Dominique Manotti, c’est accepter de plonger dans un policier qui ne se limitera pas à une enquête classique.

Si, bien sûr, ce qui fait le succès des meilleurs polars est présent, et avec brio, dans chacun de ses ouvrages, soutenu par une écriture dont la simplicité est d’une efficacité redoutable, cette autrice talentueuse ancre intrigues et personnages dans un contexte socio-politique qui surdétermine l’ensemble des histoires.

Ces dernières s’inspirent par exemple des ventes des grandes entreprises Thomson ou Alstom. Lorraine Connection et Racket prennent par exemple, pour toute personne attentive aux enjeux économiques et sociaux, une résonance particulière : l’enquête, l’investigation et l’intrigue s’imbriquent parfaitement à une toile de fond révélatrice des mutations de l’époque où ces romans ont été écrits.

S’inscrivant dans une certaine tradition du polar, Dominique Manotti donne vie à deux personnages, Théo Daquin et Norah Ghozali, que l’on peut retrouver respectivement dans six et trois ouvrages. Ces derniers, racisée pour l’une, bisexuel pour l’autre, montrent bien le souci permanent de l’autrice d’intégrer des problématiques sociales jusque dans ses « héro·ïnes » qui — autre trait marquant — sont loin d’en être.

Documentée et pointue, l’œuvre de cette docteure et agrégée d’histoire s’appuie sur une époque parfaitement décrite et un style direct. Lectrices et lecteurs, nous sommes emmené·es dans des histoires dont nous pouvons nous saisir tant elles résonnent juste. Une œuvre passionnante, à découvrir.

Antoine Chauvel

Un hymne militant

Juliette Rousseau écrit pour nous, avec ses deux mains de femme, l’une poing levé haut et fort, l’autre baissée, caressant l’intime de la terre, même si celle-ci est « malade et exploitée ».

La poésie de son texte Péquenaude, publié chez Cambourakis, deux ans après le sublime La vie têtue, se tisse autour de tout ce qui vit. Elle était revenue sur les lieux de son enfance dans l’ouvrage précédent, ici on la voit travailler à ce que ce village revive dignement, on l’entend répondre à sa « beuluette » qui interroge ce qui fait le début de la saison, elle nous parle du monde agricole qui tue, des sorcières mortes en Bretagne, des bruits d’amour des animaux que fait taire l’industrie, de ce que c’est que couper du bois, et toujours, obsessionnellement, de la terre qui rend possible. Il y a un mot d’hommage pour toutes les matières vivantes, pendant que dans le système chacun en prend pour son grade : l’agrobusiness, le capitalisme, le sexisme. Entre autres.

Elle ne ment pas sur le rôle et le pouvoir de sa poésie, elle l’installe dans la réalité que nous reconnaissons forcément. Elle nous propose même dans ses dernières pages la clé de ce luxe qu’elle s’octroie en écrivant, et nous, en la lisant. Il faut faire vivre (et d’abord dans le sens le plus bassement matériel de ce mot) toutes les mains qui permettent la littérature. Celles qui écrivent ou qui tapent, celles qui fabriquent, celles qui conseillent et qui déposent les textes dans les dernières : nos mains de lecteurs et lectrices.

C’est un texte fort, une lecture essentielle, une vision viscérale et collective à la fois, un hymne à une vie exigeante et résiliente.

Julie Siaudeau

Péquenaude, 16 €. À lire aussi chez Cambourakis (et c’est possible en poche !) :Lutter ensemble, 2018, et surtout

La vie têtue, son premier roman publié en 2022.**