« Une jeunesse, des jeunesses ? », entretien avec Gérard Mauger

Gérard Mauger est sociologue, directeur
de recherche au CNRS, directeur-adjoint
du Centre de sociologie européenne (CSE).
Il est membre de l’association Raisons d’Agir. Ses recherches ont porté sur la jeunesse, la déviance, les pratiques culturelles et les intellectuels.

➨ La jeunesse est devenue une catégorie sociologique. Quelles raisons fondent cette approche et vous semble-t-elle valide ?

Gérard Mauger : Les sociologues abordent classiquement « la jeunesse » comme « âge de la vie » et/ou comme « génération » . Dans la première perspective, elle apparaît comme la séquence de trajectoire biographique (entre « enfance » et « âge adulte ») où s’opère le double processus d’insertion sur le marché du travail et sur le marché matrimonial. De ce point de vue, j’ai essayé de montrer qu’elle peut être définie comme « âge de l’accumulation primitive » (de différentes espèces de capital et, en particulier, de capital scolaire), comme « âge de l’apesanteur » (échappant progressivement à l’emprise de la famille d’origine et à celle qu’induit la formation d’un nouveau couple stable), « âge des incohérences statutaires » (celles d’un « statut » ni enfant, ni adulte), « âge de l’indétermination » (professionnelle et matrimoniale qui se réduit au fil du temps), « âge des classements » (professionnels et matrimoniaux) et « âge de cristallisation des habitus » (liée à l’ajustement des dispositions à des positions professionnelle et matrimoniale plus ou moins définitives). Dans l’autre perspective, la jeunesse apparaît comme une « génération » distincte de la précédente dans la mesure où elle s’en démarque par une transformation de son « mode de génération », c’est-à-dire des cadres de socialisation familiale, scolaire, professionnelle, etc. qui l’ont engendrée ou par un « événement fondateur » (comme la guerre de 14-18 qui engendra « la génération du feu »).

➨ La tendance à l’unification de la jeunesse : un fait ou un mythe ?

GM : Si les diverses « propriétés » de cet âge de la vie permettent des rapprochements « sur le papier », il faut également souligner tout ce qui sépare l’origine (familiale) des trajectoires et leur aboutissement (professionnel et matrimonial), donc aussi les trajectoires qui conduisent de l’une à l’autre, les inégalités entre les ressources accumulées (économiques, scolaires, etc.) et les disparités entre les dispositions intériorisées (les « habitus de classe ») au fil d’expériences familiales, scolaires, professionnelles, etc., socialement différenciées. C’est pourquoi Bourdieu disait que « la jeunesse n’est qu’un mot ». « C’est par un abus de langage formidable, expliquait-il, que l’on peut subsumer sous le même concept des univers sociaux qui n’ont pratiquement rien de commun » et il ajoutait qu’« il faudrait au moins analyser les différences entre les jeunesses, ou, pour aller vite, entre les deux jeunesses ». Reste qu’en confondant implicitement les jeunes de Neuilly et ceux de Clichy, les élèves des grandes écoles et ceux des lycées d’enseignement professionnel en les regroupant sous la notion « unificatrice » de « jeunesse » et en faisant valoir ainsi une égalité de principe contre une inégalité de fait, on s’assure de rencontrer l’adhésion de tous ceux qui, socialement dominés, ont apparemment intérêt à ce label unificateur.

➨ Crise économique, « ascenseur social en panne » et massification scolaire : quels effets sur les aspirations et les représentations des jeunes ? Concrètement, comment agit cette crise sur l’intégration des jeunes (précarité, indépendance retardée…) ?

GM : Il faut d’abord rappeler que c’est la reproduction qui est la règle et « l’ascenseur social » l’exception. Mais il est vrai que « la deuxième explosion scolaire » des années 1980, marquée par l’entrée dans le jeu scolaire d’enfants des classes populaires, a eu de très nombreuses conséquences, étant entendu toutefois qu’en matière de scolarisation, aujourd’hui comme hier, c’est « l’héritage culturel » lié à l’origine sociale qui explique les écarts de « capital scolaire ». Ainsi peut-on comprendre que le système scolaire soit devenu à la fois l’objet de tous les espoirs et de toutes les déceptions. D’autant plus qu’à partir du début des années 1980, la précarisation et le chômage de masse, d’une part, l’inflation-dévaluation des titres scolaires, d’autre part, condamnent les titulaires de diplômes dévalués et les jeunes sans diplôme, à une « jeunesse interminable », période indéfinie d’insertion professionnelle qui diffère indéfiniment l’autonomisation par rapport à la famille d’origine et la formation d’un couple stable.

➨ Les mobilisations de 1970 à 2000 (réformes scolaires, anti-racisme…) avaient réuni la jeunesse scolarisée dans la rue. Les émeutes de 2005 puis les mobilisations de 2006 contre le CPE (avec l’irruption de bandes dans les manifestations) ou le vote FN marquent-ils une inflexion ?

GM : On peut, d’une certaine façon, voir un résumé de l’histoire contemporaine des mobilisations juvéniles, dans celles qui se sont déroulées de l’automne 2005 au printemps 2006. À quelques mois d’intervalle, « les deux jeunesses » ont, en effet, occupé « la rue » et les scènes médiatique et politique : d’abord une fraction émeutière des « jeunes des cités », puis une partie de la jeunesse étudiante et lycéenne (qui incluait une partie des premiers). Sans pouvoir cerner avec précision le « profil » des émeutiers de l’automne 2005, les données disponibles indiquent qu’ils se recrutaient prioritairement dans les franges déscolarisées des « jeunes des cités » ou parmi les jeunes chômeurs sortis de l’école sans diplôme ou avec des titres scolaires dévalués (CAP, BEP). Issus de familles populaires, pour la plupart immigrées, mais aussi fragilisées et paupérisées par le chômage de masse et par la précarité, en échec scolaire, au chômage, en intérim ou en stage, ils ont fourni la « base de masse » de « l’émeute ». Mais, il faut rappeler que les « jeunes des cités » ne se réduisent pas à cette fraction la plus visible dans l’espace public et sur la scène politico-médiatique. Il faut rappeler qu’il s’agit d’un univers hétérogène, soumis à des forces centrifuges et des forces centripètes, à des facteurs de division et des facteurs d’unification : ainsi peut-on comprendre qu’un « BTS » confronté à une forte discrimination dans sa recherche de stage, puisse se joindre ponctuellement aux « combats » des « Bac – 5 ». Adoptée après l’émeute de novembre 2005, la loi qui créait le « contrat première embauche » (CPE), se présentait comme une mesure destinée à lutter contre le chômage des plus démunis : en fait, il permettait de franchir un pas de plus vers la flexibilisation du marché du travail. Partie d’universités de province et, dans la plupart des cas, de filières peu sélectives qui recrutent dans les classes moyennes et les classes populaires, la mobilisation étudiante s’est progressivement étendue aux lycées d’enseignement général puis aux LEP, se connectant ainsi avec « les jeunes des cités ». En précarisant l’avenir professionnel de ceux qui pouvaient croire que leurs ressources scolaires les préserveraient de l’insécurité sociale qui frappe depuis longtemps celles et ceux qui en sont les plus démunis (les « émeutiers » de novembre 2005) et en soumettant uniformément à l’arbitraire patronal « les moins de 26 ans », le CPE tendait à brouiller les frontières entre « les deux jeunesses ». En rassemblant dans les manifestations des jeunes socialement, spatialement et scolairement ségrégés, cela construisait ainsi, au moins temporairement, une alliance improbable entre « les deux jeunesses ». Alliance fragile, dans la mesure où les entreprises de construction d’un « mouvement social » de « la jeunesse » sont confrontées à de multiples obstacles et à l’édification de barrières symboliques et pratiques entre « les bons manifestants » et « les mauvais casseurs », « les bonnes classes moyennes » et « la mauvaise banlieue », etc.

_
Propos recueillis par Bruno Dufour