La littérature peut-elle nous sauver ?

S’interroger sur les motivations de l’agresseur, donner la parole au bourreau : c’est ainsi que débute le livre de Neige Sinno, sur ce désir qu’elle ne peut réaliser, puisque victime des viols incestueux. Pourtant, c’est bien ce qu’elle parvient presque à saisir à travers ce portrait détaillé de ce triste tigre, de son histoire et son propre récit de l’inceste. Au fil de la lecture, on entre de plain-pied dans cette « inversion de la culpabilité » que décrit Christine Angot, on saisit le gouffre sans fond dans lequel tombe l’enfant victime, on prend conscience de la domination totale de l’adulte, de son pouvoir d’anéantissement de l’enfant, mais aussi de la personne pour le reste de sa vie. Inversion de la culpabilité : quels que soient les agissements de la victime, elle est violée, c’est la réponse du bourreau et c’est son châtiment. Et la parole est impossible : quand elle advient, plus tard, elle entraîne les reproches (mère détruite, famille brisée). La parole est-elle libérée ? On sait à quel point l’inceste reste LE tabou de notre société, et combien les victimes sont isolées, maltraitées et leur parole niée.

Triste tigre est un livre indispensable : il donne à voir la réalité de l’inceste, les récits crus sont difficiles à lire. Il met en lumière la personnalité du violeur, un individu souvent ordinaire. Il relate les impacts de la parole sur la famille, le voisinage. Et les séquelles irréversibles sur la victime. Le plus glaçant, c’est que le monstre est le seul à « s’en sortir » et à refaire sa vie…

Le style de Neige Sinno, la construction originale du récit et la richesse de la réflexion font de Triste tigre un livre captivant, à lire pour savoir, pour prévenir et empêcher**.

Véronique Ponvert

þ Triste tigre, Neige Sinno Ed. P.O.L., 276 pages, 20 euros.