EDUCATION
- pp. 10-11 du numéro 103 de la revue de l’Ecole Emancipée, propos recueillis par Fanny Gallot –
Les enseignant·es d’une école élémentaire en éducation prioritaire de Seine-Saint-Denis ont mis en œuvre un projet égalité filles garçons durant l’année scolaire 2022-2023. Certaines de ses dimensions, notamment la chanson Chou-fleur de Sophie Forte, ont suscité des réactions de certains parents et, en retour, de membres de l’équipe pédagogique. Parce que tirer les bilans peut nous être utile dans la construction de ce type de projet, Kate et Meghan en rendent compte pour l’École émancipée.
✔éé : Pouvez-vous revenir sur le projet égalité filles garçons mis en place dans votre école ?
Kate : Depuis quelque temps, on voulait travailler sur l’égalité filles garçons dans l’école parce qu’il y avait des situations qui nous semblaient devoir être abordées avec les élèves : incivilités, inégalités… Ça a mis du temps à se mettre en place et le déclencheur, c’est le spectacle En avant toutes, joué dans un théâtre de la ville. Nous avons proposé de le montrer à toutes les classes. Il s’agissait de portraits de femmes qui avaient réussi dans des métiers et/ou des sports qui pouvaient sembler réservés aux hommes ou même qui étaient interdits aux femmes. L’équipe a été convaincue et ça a été l’occasion de lancer un projet plus large sur l’école. Toutes les classes sont donc allées voir la pièce, avant que chaque enseignant·e ne décline le projet avec ses élèves en vue du spectacle de fin d’année. Ainsi, les classes de CM1/CM2 ont travaillé avec une compagnie de théâtre autour de l’égalité dans le sport avec des interventions et la réalisation de photos exposées à la fin de l’année. Ces classes ont également travaillé sur des femmes méconnues qui ont marqué l’histoire.
Meghan : Avec notre classe de CP, on s’est inscrit au concours « Lire égaux » dans le cadre duquel on rédige un manuscrit abordant la question du sexisme ou des stéréotypes : on a reçu une malle de livres et on a écrit deux histoires avec les élèves, ce qui nous a occupé·es jusqu’à fin avril.
Puis, on est allé voir le spectacle À l’envers à l’endroit sur le détournement des contes. Les autres classes ont travaillé des chansons pour le spectacle de fin d’année. Dans le cadre du projet musical, on a choisi la chanson Chou-fleur de Sophie Forte pour l’ensemble des classes de CP de l’école. Et, au bout de quelques mois, quand la chanson est arrivée dans les cartables, des parents d’une des classes de CP ont fait savoir que la chanson n’était pas adaptée car elle comprend notamment le mot « zizi » ; en plus, elle aurait pu être interprétée comme du prosélytisme trans. Dans notre classe, seule une maman m’a interrogée sur la chanson ; j’ai expliqué que tous les enfants ont le droit de faire les mêmes métiers, de porter les mêmes vêtements et qu’il n’est pas question de prosélytisme trans. Elle a semblé comprendre mais c’est le seul enfant qui n’est pas venu au spectacle.
✔ éé : Que s’est-il passé du côté de l’équipe éducative ?
Kate : Des parents se sont fédérés et ont fait pression pour que les CP ne chantent plus cette chanson. S’en est suivi un pataquès dans l’équipe car une partie des collègues n’était plus convaincue, comprenant que la chanson puisse être interprétée ainsi. On a émis l’idée d’une présentation aux parents du projet global égalité filles garçons dans lequel s’insérait cette chanson, mais les collègues des classes de CP dont les parents étaient réticents n’avaient justement pas réalisé la première partie du projet, prévue en début d’année. Inversement, dans notre classe, nous n’avions pas eu de problèmes avec les familles de nos élèves. Finalement, malgré notre volonté de faire corps avec les autres collègues de CP, la configuration concrète nous a amenés à renoncer.
Meghan : Dès la première réunion de l’équipe suite aux retours des parents, nous avions commencé à sentir que nos collègues n’étaient pas au clair sur le sujet, préférant d’emblée choisir une autre chanson – On n’est pas des nunuches, une chanson reprenant nombre de stéréotypes –, tandis que pour nous il n’était pas question de renoncer à cette chanson, Chou-fleur d’autant que 80 % de l’équipe était d’accord avec nous. Au même moment, on rencontre l’inspectrice (IEN) sur un autre sujet et on lui demande de nous défendre. Elle nous répond qu’elle nous soutient et que si des enseignant·es choisissent de ne pas chanter la chanson, elle ne les soutient pas. Ici, les autres enseignant·es de CP ont interprété ces propos comme une obligation à reprendre Chou-fleur.
Kate : Ces enseignant·es ont donc finalement décidé de la chanter. On s’est demandé si cela était une bonne idée de le faire, malgré ces parents qui refusaient que leurs enfants participent. Les parents qui n’étaient pas favorables à la chanson n’ont pas été reçus collectivement, ils se demandaient ce qu’il en était. Finalement, il leur a été dit : soit ils viennent et chantent tout, soit ils ne viennent pas. Au final, ils ont tous chanté et certains n’ont pas dit le mot « zizi ».
✔ éé : Et selon vous, qu’aurait-il convenu de faire ?
Meghan : Dans un premier temps, sans doute aurait-il fallu recevoir les parents en rappelant le cadre légal, les programmes scolaires ; peut-être affirmer qu’on entendait leurs remarques mais que ce n’était pas négociable. En fait, ils ont tout de suite perçu la faille au sein de l’équipe enseignante, certain·es d’entre nous avaient mis en œuvre le projet décidé collectivement et l’inscrivaient dans une progression pédagogique, d’autres pas. On aurait aussi pu faire des ateliers de parole avec les parents. Notre position, c’était de les recevoir, de les écouter et de bien expliquer le cadre du travail, en montrant des ouvrages de littérature de jeunesse à partir desquels on travaille, par exemple.
Kate : Surtout, ce que nous constatons, c’est que dans notre classe, ça n’a pas été si tendu parce que nous avons travaillé la question toute l’année. On a expliqué aux enfants que « zizi » était un mot de petit, que ce n’était pas un gros mot. Mais je crois que dès les premiers mails et/ou retours des parents, nous aurions dû faire un vrai conseil des maître·sses. Au-delà, je crois que certain·es collègues méconnaissaient le sujet : certain·es pensaient que travailler la déconstruction des stéréotypes ne relevait pas de l’égalité filles/garçons. Et d’ailleurs le fait de proposer la chanson On n’est pas des nunuches en remplacement a révélé que tout le monde n’avait pas compris le projet de la même façon. C’est certain que lorsque tu t’attaques à ce type de sujet, c’est important d’être sûr·e de toi, sûr·e d’être dans les clous. Après, qu’à demi-mot, on nous reproche d’avoir travaillé la question alors que c’était le projet d’école de l’année, c’était assez désagréable. ■
* Pseudonymes choisis par les enseignantes.