2025-03-30_ARTICLE_23

Entretien avec Geneviève Sellier*

*Geneviève Sellier est professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux Montaigne

Dans votre livre, Le Culte de l’auteur, les dérives du cinéma français1, vous rappelez les débuts de aux États-Unis. Comment expliquez-vous le retard de la France ?
Le « retard » de vient des spécificités du cinéma en France. Depuis la Nouvelle Vague et la création de la commission d’avance sur recettes (1959), le réalisateur est considéré comme un artiste, seul créateur de son œuvre sur le modèle littéraire. La liberté de création, réaffirmée par la loi en 2016, prévaut sur toute autre considération.
Ce cinéma confond créativité et expression du désir masculin, fixation érotique sur une jeune femme dont le cinéaste se fantasme le Pygmalion. Le mouvement est perçu par ce milieu de l’entre-soi comme une censure, une remise en cause de la liberté de création, une castration du désir, une entrave à la toute-puissance du cinéaste démiurge. Alors qu’aux États-Unis, le cinéma est une industrie capitaliste soumise aux impératifs de rentabilité du producteur, contre lesquels se battent des syndicats, en France, la dimension économique du cinéma est masquée par le culte de l’auteur, face auquel il n’y a aucun contre-pouvoir. L’État mécène protège l’artiste contre la loi du marché, mais, ce faisant, s’est installée une culture de l’impunité.
Vous mettez en cause les dérives de l’avance sur recettes qui permet à des réalisateurs connus comme « auteurs », dont ceux qui ont été mis en cause pour leur comportement, de continuer à tourner malgré des films qui attirent peu de public.
La question du succès des films et de leur rentabilité est hypothéquée en France par l’idée que l’art doit échapper à la loi du marché. Mais le cinéma est une industrie et mobilise des sommes considérables, si on les compare à l’investissement que demandent l’écriture et l’édition d’un livre. Le cinéma en salles s’est construit comme un divertissement populaire et jusqu’à la Nouvelle Vague, les réalisateurs et les scénaristes cherchaient à raconter des histoires susceptibles d’intéresser un public large, ce qui n’empêchait pas d’avoir des exigences artistiques. C’est cette dialectique qui s’est perdue avec l’évolution du système de l’avance sur recettes, qui avait pour but au départ de permettre de soutenir des projets novateurs et des jeunes réalisateur·ices. Mais l’extension du système, permis par la taxation de toutes les industries audiovisuelles publiques et privées, a multiplié les possibilités de financement par le Centre national du cinéma (CNC) : quatre commissions siègent pour attribuer l’avance sur recettes : premier film, second film, tous les autres films et une quatrième pour « rattraper » les films après réalisation. Un réalisateur peut y postuler alors qu’il est installé dans le milieu depuis dix, vingt ou trente ans, ce qui le dispense de réfléchir à raconter des histoires qui intéresseraient d’autres que ses pair·es, celleux qui siègent dans les commissions. Or celles-ci sont renouvelées tous les ans et il est lui-même susceptible d’être sollicité pour en faire partie.
Depuis les années 1970, il y a l’émergence d’un « cinéma d’auteur » au féminin et récemment certaines, comme Julia Ducournau ou Justine Triet avec leur Palme d’or, ont connu la consécration. Quelles difficultés peuvent-elles encore rencontrer ?
Je ne suis pas d’accord avec la formule « cinéma d’auteur » au féminin… Le cinéma est un art collectif soumis à de multiples contraintes économiques. Si des réalisatrices accèdent enfin à la reconnaissance des instances de légitimation cinéphiliques, c’est à mettre en rapport avec qui a mis en évidence les discriminations dont elles sont victimes.
Cela ne signifie pas qu’elles vont réussir tous leurs films. Audrey Diwan avec L’Événement a eu le Lion d’or à Venise, à la suite de quoi on lui a proposé de refaire Emmanuelle avec un énorme budget et elle s’est complètement plantée…
Inversement, Anatomie d’une chute est un film remarquable qui témoigne d’une prise de conscience féministe absente des films précédents de Justine Triet.
Propos recueillis par Olivier Sillam

  1. Geneviève Sellier, Le Culte de l’auteur, les dérives du cinéma français, La Fabrique, Paris, 2024.