Professeur·es des écoles, une profession dans la tourmente

ENTRETIEN AVEC MARlAINE CACOUAULT-BITAUD et FLORENCE LEGENDRE*

La baisse du nombre de candidatures aux concours de recrutement des professeur·es des écoles fait écho aux difficultés qu’iels rencontrent dans l’exercice de leur métier. Marlaine Cacouault-Bitaud et Florence Legendre en analysent les causes dans leur ouvrage.
*Marlaine Cacouault-Bitaud est professeure émérite à l’Université de Poitiers, Florence Legendre est maîtresse de conférence en sociologie à l’Université Reims Champagne-Ardennes.Éditions l’Harmattan, collection Logiques sociales (2023).
Pouvez-vous revenir sur l’enquête que vous avez réalisée, ses contours et son objectif ?
Cet ouvrage s’appuie sur les résultats d’une recherche effectuée dans le cadre d’un appel à projets, initié fin 2015 par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Il portait sur la perception du statut social et la représentation du métier dans le groupe professionnel des professeur·es des écoles (PE) et sur la crise de recrutement que semblait traverser cette profession. L’objectif de notre recherche était donc d’appréhender les facteurs qui ont conduit au niveau national à cette crise d’attractivité, perceptible lors des concours de recrutement.
Pour répondre à ces questions, il était nécessaire d’appréhender les différentes représentations du métier dont sont porteur·ses les agent·es, en considérant d’une part leur origine sociale, leur sexe, leur statut personnel, leur ancienneté dans le métier et, d’autre part, l’évolution de leurs conditions de travail au cours des vingt dernières années. Pour appréhender la perception de leur statut social et de leur métier au quotidien, nous avons mobilisé des approches théoriques qui renvoient à la sociologie des rapports sociaux de classe et de sexe, mais aussi à la sociologie de l’emploi, des dispositions et des professions, cette dernière étant prise ici dans son acception interactionniste.
Nous avons mené une enquête quantitative en direction de deux publics distincts. Nous avons pu interroger 74,3 % des lauréat·es au concours du professorat des écoles de 2015 en provenance de quatre Écoles supérieures du professorat de l’éducation (Amiens, Limoges, Orléans, Reims). Ensuite, nous avons interrogé un échantillon représentatif de professeur·es des écoles en poste (adjoint·es/directrices ou directeurs) en prenant en compte les principales caractéristiques de ce groupe. Au final, 3 263 professeur·es des écoles en poste ont accepté de répondre à notre questionnaire en ligne. Ce dispositif d’enquête a donc été pensé pour effectuer des comparaisons entre les différentes générations d’enseignant·es qui constituent ce groupe professionnel à un moment donné et pour saisir des disparités éventuelles. Nous avons aussi mené une série d’entretiens auprès de PE en poste, dans lesquels nous abordions de manière plus approfondie les thématiques des conditions de travail et des évolutions dans le métier et la carrière.
Quels en sont les principaux résultats ?
Nous nous sommes intéressé·es aux crises que connaît la profession dans d’autres pays pour montrer ce qui fait la spécificité du professorat des écoles en France, à savoir la très forte rétention des personnes qui y accèdent. En retraçant l’évolution morphologique du groupe professionnel entre 1955 et 2022, nous soulignons le processus d’hyperféminisation à l’œuvre au cours de cette période et situons la baisse d’attractivité de la profession à partir de 2006, c’est-à-dire bien avant la mastérisation des IUFM et la création des Espe/Inspe. La perte d’attractivité de la profession constatée à travers la baisse des candidatures aux concours de PE à partir de 2006 est liée, dans les nouvelles générations, à l’élévation du niveau de recrutement, non suivie d’une augmentation conséquente de la rémunération et à de nouvelles conditions de formation, assez peu satisfaisantes. Ces deux éléments ont contribué à détourner encore un peu plus une partie des postulant·es potentiel·les et traditionnel·les, notamment les jeunes femmes issues des fractions supérieures des classes moyennes. Autrement dit, la palette des débouchés professionnels perçus comme accessibles aux femmes s’étant considérablement élargie au cours des vingt-cinq dernières années, compte tenu de leur réussite dans l’enseignement supérieur, ces transformations structurelles expliquent la baisse d’attractivité de l’enseignement primaire. La recherche d’une carrière évolutive et bien rémunérée n’est plus ici l’apanage des hommes et l’armée de réserve constituée pendant des décennies par les femmes diplômées souhaitant s’insérer sur le marché de l’emploi participe nettement moins à la reproduction de la profession. D’autant plus que le métier est aussi perçu comme plus difficile à exercer que par le passé, l’école subissant le contrecoup des mutations touchant le travail, l’emploi, la famille et les modes de vie. Cette situation a eu deux effets paradoxaux : elle a permis aux milieux populaires d’accéder plus fréquemment au professorat des écoles et elle s’est traduite par une baisse importante du niveau académique modal des nouveaux et nouvelles accédant·es et notamment dans la région parisienne.
Par ailleurs, nous abordons la manière dont les enseignant·es du primaire perçoivent leur emploi au moment de l’enquête. Les PE partagent dans leur très grande majorité une vision pessimiste de leur emploi, la présence nombreuse des femmes dans la profession n’étant plus en mesure d’atténuer cette vision, bien au contraire. Nous insistons fortement sur la question salariale et nous montrons que chez les PE aussi bien les hommes que les femmes sont profondément insatisfait·es de leur rémunération. Toujours du côté de l’emploi, nous abordons la question du style de vie familial que le professorat des écoles est censé permettre, en montrant l’attrait qu’il exerce pour les avantages en matière d’éducation de ses propres enfants et les difficultés rencontrées par les professeures des écoles quand elles doivent faire face à une double journée de travail pendant l’enfance et l’adolescence de leurs enfants.
Les conditions de travail se sont considérablement modifiées depuis une vingtaine d’années avec tout un ensemble de réformes impulsées par des politiques scolaires inspirées, peu ou prou, par la nouvelle gestion publique. Les PE ont été fortement déstabilisé·es dans leurs pratiques et leurs activités professionnelles par l’accumulation et l’intensité de ces réformes qu’elles/ils étaient censé·es mettre en œuvre dans leur école, auprès de leurs élèves. Iels critiquent la dégradation des conditions d’exercice en raison de l’inflation des prescriptions et des nouvelles tâches qu’il leur faut assumer. Il s’ensuit alors pour le groupe professionnel un déficit de reconnaissance et de légitimité.
Pour finir, nous montrons pourquoi et comment certaines conditions de vie et de travail permettent aux professeur·es des écoles de se maintenir dans la profession, malgré tout. Des dispositions pour ce métier, liées à des socialisations familiales spécifiques, participent à la construction de la « vocation » enseignante et au maintien dans la profession, car elles agissent durablement sur l’engagement professionnel. De même, il faut prendre en compte la mobilité sociale dont bénéficie une fraction non négligeable des professeures des écoles et dans une moindre mesure leurs homologues masculins. Enfin, parmi les caractéristiques positives liées aux conditions de travail, les enseignant·es font part très souvent de leur plaisir d’enseigner ou encore de leur autonomie dans l’exercice du métier, malgré les contraintes pressantes de la nouvelle gestion publique, et enfin de la solidarité collégiale qui permet souvent de faire face aux difficultés et aux pressions multiples inhérentes à l’exercice de la profession.
À partir de vos résultats, quelles leçons tirer au niveau syndical de votre point de vue ?
Pour accroître l’attractivité du métier, il faudrait :
défendre l’obtention de meilleures rémunérations à la hauteur des qualifications exigées et une évolution de carrière équivalente à celle des professeurs certifiés. Cela permettrait un recrutement de qualité, notamment dans la région parisienne où les élèves des milieux populaires ne doivent pas être encore plus défavorisé·es.
Militer pour une indemnité de logement variable selon le prix des loyers pratiqués dans les métropoles.
Permettre aux PE de sortir de la profession, avec la possibilité d’y revenir éventuellement pendant une période de 5 ans.
Avoir des effectifs moins chargés dans toutes les classes pour que les conditions de travail soient améliorées.
Militer pour une vraie formation professionnelle de qualité.
Mettre fin aux réformes incessantes pour stabiliser les pratiques professionnelles.
Propos recueillis par Fanny Gallot