Culture

Coyote

C’est un drôle de mot, « coyote », un mot voyageur qui « s’est faufilé en douce dans toutes les langues ». Un des rares issus du nahuatl, l’ancienne langue des Aztèques, utilisé, assez rarement il faut bien le dire, dans la langue française. Il sert aussi à la frontière américano-mexicaine à désigner les passeurs. C’est désormais enfin le titre du dernier livre de Sylvain Prudhomme.

Celui-ci a effectué au début du premier mandat de Trump un voyage en stop le long de ces 2 500 km de frontière dans le cadre d’un reportage pour la revue America. Ce mode de voyage fascine Sylvain Prudhomme qui en a tiré un précédent roman dans lequel un personnage se perd dans d’improbables voyages dans le seul but de vivre l’intensité de rencontres inattendues (Par les routes, L’Arbalète/Gallimard, 2019).

Issu de ce périple étonnant, Coyote est d’abord constitué de la retranscription des propos de celles et ceux qui ont bien voulu faire un bout de route avec l’auteur, des hommes la plupart du temps, et presque toujours mexicains ou d’origine mexicaine. Des photos prises en polaroid où ils posent plus ou moins fièrement rythment le récit. Elles illustrent les bribes de vie qui transparaissent des propos tenus à l’écrivain voyageur. Ils sont routier, enseignant, dealer (oui !), artiste, gardien de résidence, retraité, conducteur d’engins, agent de maintenance informatique… Tous ont en commun la place que la frontière occupe dans leur vie. Le mur que Trump se vantait de parfaire est déjà là depuis longtemps, il est omniprésent tant dans le paysage que dans l’esprit des gens. L’ambiance est lourde, la méfiance est souvent de règle, le sentiment d’insécurité assez répandu sous l’ombre pesante des patrouilles incessantes de la Border Control, les conversations politiques inquiètes, résignées ou révoltées. Pourtant des échappées poétiques colorent fréquemment les propos rapportés, virant subitement au lyrisme face à la beauté du désert sous un soleil couchant.

Sylvain Prudhomme retrace ces pépites d’humanité avec la délicatesse qui caractérise sa prose, entrelaçant les discours reconstitués de réminiscences cinématographiques accentuant le côté road movie réussi de ce très beau livre.

Stéphane Moulain

Sylvain Prudhomme,Coyote, éditions de Minuit 17 €.

Dans quel monde entrer ?

Dans ce livre plutôt ciblé sur les collégien·nes, Claire Duvivier, autrice reconnue de littérature de l’imaginaire, nous plonge dans le monde clos du « Danube », domaine principalement souterrain où vivent 26 enfants et adolescent·es dans un monde que l’on devine post-apocalyptique. Xabi comme tous ses camarades est accompagné d’un animal de compagnie, son chat Bastet qu’il aime particulièrement, en dépit de son caractère sauvage. À la surface du domaine, une exploitation agricole et une forêt sont accessibles, mais dans des limites qu’il est formellement interdit de dépasser.

La visite étrange d’un homme accompagné de deux jeunes filles lui laisse entrevoir que ce mode de vie n’est pas si fréquent dans le monde dans lequel il leur faut se préparer à entrer, peut-être plus tôt que prévu…

Un roman attachant, plein de mystère et de suspense, posant de manière simple et efficace de nombreuses questions d’actualité sur la catastrophe écologique qui menace, et notre rapport aux animaux qui en constitue une des facettes.

Stéphane Moulain

Claire Duvivier, Entrer dans le monde, Ecole des loisirs/ Medium. 17 €

L’École au cinema

Filmer l’école ou même la salle de classe n’est pas nouveau. Il suffit de penser au Zéro de conduite de Jean Vigo en 1933 avec Jean Dasté dans le rôle d’un surveillant ; œuvre pleine d’impertinence et qui montre, par ailleurs, que les problèmes de chahut existaient déjà il y a près d’un siècle. En 1938, l’école servait de cadre à une enquête menée par de jeunes garçons dans Les disparus de Saint-Agil de Christian-Jaque. Plus proche de nous, l’école a aussi fait partie des souvenirs (bons comme mauvais) et des préoccupations de François Truffaut, tout d’abord dans certaines scènes de son premier film Les 400 coups en 1959 (« ma mère… elle est morte ! » excuse de Jean-Pierre Léaud pour avoir séché l’école) et comme sujet principal de L’argent de poche en 1976. En 1999, Bertrand Tavernier parlait de l’école primaire à travers un personnage positif d’instit dans Ça commence aujourd’hui. En 2002, dans son documentaire Être et avoir, Nicolas Philibert décrivait une classe unique en milieu rural. Jusque-là c’était plutôt l’école primaire qui était abordée.

Depuis une quinzaine d’années, on a vu le second degré pour cadre dans plusieurs films français dont notamment Entre les murs de Laurent Cantet d’après et avec François Bégaudeau qui a reçu la Palme d’or à Cannes en 2009. À noter que le cadre scolaire constitue aussi le premier tiers de La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, palme d’or en 2013. Mais d’autres films sont passés plus inaperçus et n’en étaient pas moins intéressants. Citons pêle-mêle : La Vie scolaire (2019) de Grand Corps Malade et Mehdi Idir ou Un métier sérieux (2023) de Thomas Lilti. Ces films donnent plutôt une vision positive du corps enseignant tout en décrivant une réalité sociale et institutionnelle assez juste. Je suis plus circonspect sur Pas de vague (2023) de Teddy Lussi-Modeste dont le propos reste ambigu (à moins que ce ne soit la présence de François Civil qui avait participé au fascisant Bac Nord qui me donne cette impression). Plus proche de nous, vient de sortir en septembre, Langue étrangère de Claire Burger qui a la particularité d’aborder les échanges de lycéen·nes franco-allemand·es dans le cadre du programme Brigitte-Sauzay.

Ce qui ne varie pas à travers ces films sur le second degré, c’est que, probablement pour des commodités de scénario, ils ne mettent en scène qu’une seule classe au sein des lycées ou des collèges. C’est d’ailleurs aussi le cas dans le très bon film allemand

La salle des profs d’Ilker Çatak, sorti au printemps 2024. Le système scolaire qui fait partie de la vie est donc un cadre qui donne lieu à des scenarios très différents qui, dans l’essentiel des films cités plus haut, sont assez réalistes. Évidemment, il n’en va pas de même pour l’essentiel des comédies tournées dans le cadre scolaire, mais c’est sans doute le genre qui veut cela, en ne cherchant pas le réalisme, mais plutôt à grossir le trait de souvenirs réels ou fantasmés des scénaristes, à part peut-être Le Maître d’école (1981) de Claude Berri avec Coluche.

Olivier Sillam

L’univers enivrant du manga

Les Gouttes de Dieu, manga japonais paru entre 2004 et 2014, va ravir les adeptes de Bacchus, mais pas seulement. Un scénario simple : deux supposés héritiers entament une course effrénée pour retrouver douze bouteilles de vins emblématiques — les douze apôtres — de leur père mort. C’est à la fois un manga initiatique où les protagonistes « grandissent » mais aussi une sacrée découverte du vocabulaire et de la grammaire du monde du vin. À la fin de chaque volume — il y en a 44 en tout — nous avons droit à une formation sur le vin, les cépages, les millésimes…

Le manga, né formellement au Japon dans les années 1950, a gagné la France, second pays consommateur dans le monde. Son univers est immense et ne peut se résumer à ses locomotives telles que One Piece ou Dragon Ball Z. Si le vin ne vous tente pas, vous pouvez suivre les errances de Jirô Taniguchi dans Quartier lointain, plonger dans l’histoire du Japon au XVIe siècle avec Le Chef de Nobunaga, découvrir Isabella Bird, première européenne à avoir traversé le Japon au XIXe siècle ou partager la vie de Césare Borgia dans un magnifique manga extrêmement documenté avec de sublimes dessins. Bref, tentez un manga, apprenez à le lire de droite à gauche en commençant par la fin…

Fleury Drieu

Les Gouttes de Dieu, Tadashi Agi et Shû Okomito, Glénat

Quartier lointain, jirô Taniguchi, Casterman

Le Chef de Nobunaga, Takurô Kajikawa, Komikku Editions

Isabella Bird : femme exploratrice, Taiga Sassa, Ki-oon

Cesare, Fuyumi Soryô, Ki-oon

Carbone : une expo qui laisse son empreinte

À l’affiche du musée national des Arts et Métiers, Empreinte carbone, l’expo !, jusqu’au 11 mai 2025, centre son propos sur une notion d’usage devenue très courant, mais dont peu connaissent ce qu’elle recouvre réellement.

Autour d’ateliers ludiques accessibles à partir de 8/9 ans, elle permet de prendre conscience de l’immensité de ce qu’on appelle l’empreinte carbone. Loin d’un propos lénifiant et culpabilisateur, l’exposition montre, chiffres à l’appui, comment modes de production, de transports et de consommation sont coresponsables de la catastrophe climatique en cours.

Elle permet d’appréhender à la fois l’action individuelle comme levier — avec la question de la réparation, de la seconde main, de l’achat « nécessaire », des modes de transports — mais donne aussi une dimension collective et systémique en montrant l’imbrication des logiques productivistes/consuméristes.

Elle permet, en outre, via des quizz et des jeux interactifs, de lever les a priori comme les croyances communes autour d’un certain nombre de sujets. Ainsi vous pourrez comparer le coût écologique de votre téléphone portable à celui du kilo de bœuf ou de 1 000 emails par rapport à un Paris/Marseille en voiture thermique.

Se concluant sur les possibilités de changement — low tech, énergies renouvelables, consommation éthique et écologiquement soutenable — l’exposition, d’une durée d’1h à 1h30, touche sa cible : participer de la prise de conscience collective.

Antoine Chauvel

Charlotte Delbo — Auschwitz et après

C’est en 2025 qu’on commémorera (peut-être) la libération des camps de concentration.

Charlotte Delbo a écrit une trilogie compilée sous le titre Auschwitz et après. Les trois volumes sont très différents les uns des autres. Dans Aucun de nous ne reviendra, elle relate le camp d’Auschwitz. C’est moins de son expérience propre dont elle fait part que d’une expérience collective où le « nous » supplante presque toujours le « je », comme si toutes les détenues ne formaient plus qu’un seul être. Le récit ne suit pas une progression chronologique mais les chapitres s’organisent plutôt par thèmes : l’appel, le froid, la faim, la mort. Le style de Delbo se fait très répétitif, la ponctuation est rare, les passages à la ligne fréquents, comme une litanie. C’est grâce à ce rythme très poétique qu’on perçoit, un peu, ce qu’a pu être l’anesthésie du corps et de la pensée lors des plus de deux ans pendant lesquels elle a été détenue.

Le deuxième tome, Une connaissance inutile, revient davantage au « je » et au récit chronologique. On découvre à nouveau Auschwitz puis Ravensbrück et enfin la libération. Des poèmes viennent scander le texte, qui ne sont pas sans rappeler le premier volume. Enfin, dans le dernier tome, Mesure de nos jours, Delbo donne la parole à celles et ceux qui sont revenu·es et qui, vingt ans après, évoquent leur détention mais aussi la vie après les camps. Ce récit polyphonique est aussi poignant que les autres, mais sans doute ne pourra-t-on jamais (com)prendre la mesure de la peine de ces détenu.es. Toujours est-il qu’on doit au moins essayer, par devoir de mémoire.

À lire aussi : Si c’est un homme de Primo Lévi, Les jours de notre mort de David Rousset, L’écriture ou la vie de Jorge Semprun…

Nolwenn Bochereau

S’éveiller sur le genre

Dans son ouvrage, Morgan N. Lucas nous propose de « rester éveillé·es ». Plus précisément, il nous permet à travers son livre de nous éveiller. Passionnant, l’auteur multiplie les entrées pour permettre aux lecteur·ices de défaire le genre, de comprendre les injonctions à la virilité et à la féminité, de penser les femmes et les hommes en termes de classe et de position sociale. Mais aussi de comprendre les mécanismes qui structurent notre société et y instaurent un système de domination genrée où les injonctions envers les femmes et les hommes impactent l’ensemble des individus, de construire la non-binarité, etc.

Les trois voix qui s’adressent à nous donnent à la lecture une forme particulièrement ludique. La voix didactique donne l’information, celle du Troll surgit partout en mode mascu et la voix de l’auteur guide les lecteur·ices tout au long des pages. À chaque début de chapitre, une planche sous forme de BD plante le sujet. Les termes peu connus sont définis là où ils sont employés, ce qui facilite la compréhension des textes mais aussi l’appropriation des termes. Et les focus sont autant de ressources pour apprendre ce que recouvrent de nombreux concepts. Une lecture à mettre dans toutes les mains, y compris les moins féministes pour tenter de convaincre le plus grand nombre.

Morgan N. Lucas est thérapeute et formateur sur les questions de diversités de genre et de sexualité, il est aussi relecteur sensible pour les maisons d’édition.

Céline Sierra

Ceux qui rougissent

Les huit épisodes d’une dizaine de minutes chacun de la série Ceux qui rougissent sont à découvrir sur Arte.tv. L’histoire est simple : un groupe d’adolescent·es répètent une pièce de théâtre avec un prof remplaçant, qui va pousser ces ados à se dévoiler et à parler de leur intime : « Relâche tout ! » lâche ce prof exigeant. Grâce à une mise en scène originale et rythmée, on s’attache aux séances de répétitions, parfois d’impros. Puis se bousculent les questionnements des adolescent·es : qui sont-iels ? Quels sont leurs rêves ? Qu’est-ce qui leur fait honte ? Iels sont saisi·es sur le vif. On ne sait plus si on est dans une fiction ou la réalité. Ce n’est au fond pas la pièce de fin d’année qui compte, c’est l’ouverture sur soi : « Tu fais du théâtre pour jouer Hermia ou pour faire du théâtre ? », demande le prof. Les masques tombent. Leurs peurs et leurs désirs sont délicatement filmés. Toute la beauté de cette série tient à la capture fragile et intense des émotions. L’adolescence a rarement été aussi bien filmée et aussi bien comprise. Une réalisation incisive et des actrice·eurs bouleversant·es. Juste sublime.

Julie Bernat

Nick Cave and the Bad Seeds, un grain d’optimisme à défaut de folie

Qu’il est loin le temps de Birthday Party où Nick Cave et ses compagnons de route australiens se complaisaient dans un mélange de gothique, de post-punk et de psychobilly avec des prestations scéniques dignes des Stooges. Maintenant, l’énergie et la violence du début ont été remplacées par une musique soyeuse, mélodique. Celle-ci fait la part belle à la voix du chanteur australien en s’appuyant sur des mélodies où la rupture n’est jamais loin.

Le dernier album Wild God n’échappe pas à cela et le groupe australien distille un son riche avec des chœurs gospel permettant à Cave de placer sa voix sombre sur l’ensemble des morceaux. On se laisse facilement entraîner par ces atmosphères mystiques, par ces émotions portées par l’ensemble des morceaux. Encore une fois, Nick Cave se réinvente et nous surprend. Mais — parce qu’il y a toujours un mais — les arrangements ne permettent pas toujours à l’album de s’envoler, de maintenir un tempo plus rock et plus dynamique. En actant une voix très en avant, on peut regretter que la batterie et les percussions soient en retrait. Ce parti pris novateur surprend mais très vite, on retrouve la grandeur musicale des Bad Seeds.

Quarante ans après le premier album From Her to Eternity, Nick Cave and the Bad Seeds nous proposent un album plus optimiste, plus lumineux que les précédents, ce qui en cette période est bon à prendre.

Bernard Valin