Entretien avec Karel Yon « Pour ne pas être le supplétif des partis, le syndicalisme doit assumer son rôle politique »

Entretien avecKarel Yon* « Pour ne pas être le supplétif des partis, le syndicalisme doit assumer son rôle politique »

*Karel Yon, chercheur en sociologie à l’Idhes (CNRS / Université Paris Nanterre) et associé au Centre d’études et de recherches administratives politiques et sociales (Ceraps).

L’implication du syndicalisme dans la campagne des législatives est-elle une surprise ?

Oui et non. Les réactions des différents syndicats face à l’extrême droite sont dans la continuité de leurs positionnements antérieurs. D’un côté, il y a un front syndical majoritaire, où se retrouvent la CGT et la CFDT, la FSU, Solidaires et l’Unsa, qui combat l’extrême droite et dénonce les faux-semblants de son discours social. De l’autre, une minorité des centrales — FO, CFTC et CGC — qui ont refusé de donner une consigne de vote contre le Rassemblement national, au nom de l’indépendance syndicale, mais avec pour conséquence de contribuer à la banalisation de l’extrême droite.

La nouveauté, c’est l’implication beaucoup plus directe d’une partie du mouvement syndical dans la construction d’une alternative politique. Cela s’est manifesté dans le communiqué de la CGT du 10 juin, qui appelait les partis de gauche à s’unir dans un nouveau front populaire, et cela a été confirmé par le communiqué intersyndical signé dans la foulée. En effet, ce texte n’appelait pas seulement à se mobiliser dans la rue et dans les urnes contre le RN mais listait neuf thématiques devant permettre de « répondre à l’urgence sociale et environnementale et entendre les aspirations des travailleuses et des travailleurs ». Sans prendre explicitement position en faveur d’une alliance des partis de gauche, l’intersyndicale s’est placée en position de nourrir leur programme.

Cet engagement syndical pour redonner du contenu à une véritable politique de gauche, en la reconnectant aux mobilisations sociales, est important car la banalisation de l’extrême droite prospère sur un double phénomène : l’indifférenciation des politiques de droite et de gauche et l’évolution vers la droite du champ politique. En raison de la banalisation des discours d’extrême droite dans l’espace public, un positionnement strictement moral contre l’extrême droite ne suffit plus, même si c’est une réaction élémentaire qu’il reste indispensable d’entretenir.

Comment analyser cette évolution du rapport entre syndicalisme et politique ?

Elle s’explique d’abord par un sentiment d’urgence face au risque réel d’une victoire du RN. Elle s’inscrit aussi dans le prolongement du mouvement des retraites où les syndicats et les partis de gauche ont été amenés à coopérer, même si ça ne s’est pas fait sans difficultés. Plus fondamentalement, ce rapprochement résulte aussi d’évolutions structurelles. La radicalisation des politiques néolibérales, combinée à la crise environnementale, a débouché sur une situation où l’autoritarisme et les paniques morales deviennent des instruments privilégiés de gouvernement. Le néolibéralisme et l’extrême droite apparaissent désormais comme deux étoiles jumelles qui se nourrissent mutuellement.

C’est d’ailleurs l’analyse de ce contexte global qui a conduit la nouvelle direction de la CGT à prendre une initiative politique avec son appel à un nouveau front populaire. Début 2024, la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet a préfacé une réédition du programme du CNR où elle défend la nécessité de « reconstruire le rapport des organisations syndicales au politique ». C’est une rupture importante : depuis vingt ans, la CGT s’était recentrée, à la suite des autres centrales, sur le terrain de la démocratie sociale. Elle s’interdisait d’envisager « toute attitude de soutien ou de co-élaboration d’un projet politique quel qu’il soit et toute participation, sous quelque forme que ce soit, à une coalition à vocation politique », pour reprendre les termes d’une résolution adoptée par sa commission exécutive en 2005. D’ailleurs au sein de la CGT, ce sont surtout les partisan·nes de Philippe Martinez qui se sont montré·es les plus réticent·es à cet engagement politique plus marqué.

Ce positionnement politique plus assumé marque aussi une grosse différence avec la CFDT qui était beaucoup moins à l’aise pendant la campagne des législatives et s’est montrée très désireuse, une fois le RN battu aux élections, d’en revenir au jeu normal de la démocratie sociale. On l’a vu à la rentrée dans les réactions bienveillantes à l’égard du nouveau gouvernement. La question du positionnement politique de la CFDT est cruciale car elle détermine par contrecoup les marges de manœuvre des autres organisations. La CGT a pu aller loin au printemps parce que les autres, à commencer par la CFDT, l’ont un peu suivie. Mais par la suite, l’attentisme de la CFDT a été avancé par la CGT comme une raison pour ne pas prendre d’initiative politique forte face au hold-up démocratique de Macron.

Quels liens réguliers pourrait-on imaginer, au-delà d’une implication ponctuelle dans une campagne électorale ?

Si le syndicalisme ne veut pas être ramené à la fonction de supplétif des partis politiques, il a besoin d’assumer pleinement son rôle politique, ce qui implique en effet de ne pas s’en tenir à un engagement ponctuel au moment des élections.

Le rôle politique du syndicalisme se décline selon moi sur trois plans. Le premier est culturel : le syndicalisme, à la condition d’être résolument antiraciste, donne à voir un monde du travail mobilisé et solidaire par-delà les différences d’origine ou de religion, à l’opposé de l’extrême droite qui prétend défendre une « bonne » classe ouvrière définie sur des bases ethno-raciales. Le second plan est programmatique : les partis de gauche sont rarement à l’offensive sur les problématiques du travail. Il faudrait créer les conditions pour que les analyses et les propositions des syndicats nourrissent davantage la réflexion politique, que l’on se situe à l’échelle nationale ou locale. Enfin, le troisième plan est militant. Pour qu’un programme de transformation sociale parle au monde du travail, il doit commencer par l’atteindre. Il a besoin de médiateurs, il doit être diffusé, traduit, incarné par des individus auxquels la diversité des travailleurs et des travailleuses puisse s’identifier. N’oublions pas que ce qui représente le mieux les classes populaires n’est pas le RN, mais l’abstention. Comme le montrent bien les travaux de Benoît Coquard, ce dont la gauche a besoin, c’est de repenser une forme de présence dans des espaces où elle est devenue invisible. Même s’ils ont perdu beaucoup de forces, les syndicats disposent de réseaux militants sans commune mesure avec ceux des partis, grâce à ce qu’il reste de droit syndical dans les entreprises et d’unions locales dans les territoires. Mais pour que ces réseaux contribuent à la mobilisation politique des abstentionnistes, ils doivent eux-mêmes commencer par lutter contre leur propre morcellement. Ce qui suppose un effort indissociablement politique et organisationnel pour contrer les dynamiques centrifuges internes, reconnecter le travail syndical du quotidien aux batailles politiques et surmonter la division entre syndicats concurrents. Ce dernier point concerne avant tout les syndicats qui se revendiquent de la transformation sociale et qui sont le plus engagés dans la séquence électorale du printemps : la CGT, la FSU et Solidaires.

Comment surmonter les obstacles et dépasser les rôles dévolus aux uns et aux autres qui semblaient jusqu’à présent figés ?

Ce n’est pas évident car ces rôles figés sont le résultat d’évolutions de longue durée. La mise à distance de la politique par les syndicats n’est pas seulement le résultat des trahisons de la gauche de gouvernement, c’est aussi le produit de transformations sociales et institutionnelles : l’autonomisation du champ de la « démocratie sociale », d’une part, et la professionnalisation croissante du monde politique, de l’autre. La mise à distance a donc été mutuelle. Les partis doivent reconnaître que leur connaissance des réalités du travail a beaucoup régressé et que le syndicalisme leur apporte une connaissance et des profils distincts dont ils ont besoin pour se renouveler. En parallèle, les syndicats doivent admettre leur propre fragilité et réfléchir aux moyens de regagner des forces, en engageant de véritables politiques de syndicalisation articulées à des perspectives de changement social. On l’a vu pendant les retraites et la séquence de mobilisation postérieure à la dissolution : quand les syndicats apparaissent comme le porte-voix d’un mouvement qui les dépasse, ils redeviennent une force d’attraction.

Propos recueillis parArnaud Malaisé**