Syndicats et partis – un regard historique

L’histoire des rapports entre syndicalisme et partis politiques, loin de se résumer à l’acte fondateur de la charte d’Amiens, a été marquée de périodes intéressantes du point de vue des dynamiques de progrès social, échappant aux logiques de subordination ou d’hostilité particulièrement néfastes à d’autres moments.

La charte adoptée au congrès d’Amiens de la CGT en octobre 1906 tranche des débats entre courants guesdistes qui souhaitaient promouvoir des liens avec la SFIO (qui avait progressivement unifié les différentes tendances du socialisme français) et courants anarchosyndicalistes, refusant cette orientation. Elle rappelle les principes fondateurs de la CGT qui « groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. »1

Nombre de lectures de cette charte se limitent à la déclaration d’indépendance du syndicat vis-à-vis du parti. Mais la charte explique par ailleurs que le syndicalisme a « deux besognes » : le quotidien (les revendications du quotidien) et « l’avenir », c’est-à-dire clairement « l’émancipation intégrale des travailleurs », qui « ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». Elle pose de fait « l’auto-suffisance du syndicat comme outil de transformation de la société »1. Si la charte indique que la CGT « n’a pas à se préoccuper des partis et des sectes », c’est que le syndicalisme y est défini comme le seul instrument de l’émancipation.

Une longue histoire de rapports peu distanciés entre partis et syndicats

Il va sans dire que l’adoption de la charte n’a pas clôturé le débat du rapport entre syndicalisme et politique. Et ce n’est pas uniquement dû au fait qu’au moment de son adoption, deux tiers des travailleur·ses syndiqué·es ne le sont pas à la CGT. Dans le syndicalisme confessionnel, le cumul de mandats politiques et syndicaux est fréquent, et ne sera remis en cause que dans les années 19603. Au sein du syndicalisme de transformation sociale, la conception léniniste d’un syndicalisme « courroie de transmission d’un parti avant-garde » entre en tension avec les principes de la charte d’Amiens. Mais elle est loin de résumer les liens syndicats-partis, en particulier entre le PCF et la CGT.

Julian Mishi, en étudiant le lien entre militantisme syndical et engagement politique à l’échelon local, montre le rôle du syndicalisme dans « l’établissement d’équipes municipales dirigées par des ouvriers socialistes au tournant du XIXe siècle »4. Par ailleurs, « dans la conquête de communes par le Parti communiste français (PCF), tout particulièrement de la Libération jusqu’à l’apogée de son audience municipale en 1977, la CGT apparaît souvent comme le véritable acteur de la victoire électorale… L’ancrage social du syndicat étant bien plus prononcé que celui du parti. » Ce phénomène va s’estomper avec la professionnalisation du métier politique, suivie de l’effondrement du communisme municipal.

1936 et programme commun : deux expériences aux devenirs divergents

La période des années 1930 a certainement plus de points communs avec la situation actuelle. Face à la menace fasciste, CGT et CGTU se réunifient et s’engagent dans le « rassemblement populaire » dont le règlement interne précise que « Le rassemblement populaire n’est ni un parti, ni un super-parti, il est un centre de liaison entre les organisations et les groupements qui, tout en conservant leur autonomie, se sont réunis pour une action commune. » Fin 1935, 99 organisations en sont signataires (syndicats, partis, associations…) Ce cadre a été tout à la fois le terreau du programme du Front populaire et celui des grandes grèves de 1936. Par ailleurs, comme le souligne Jean-Claude Mamet, « Le Conseil national de la résistance (CNR), peut être considéré comme une prolongation de l’expérience de co-construction de projets entre syndicalisme et politique, après celle du Front populaire. Le syndicalisme, et singulièrement la CGT, a joué un rôle d’animation et de proposition dans le fameux « programme » qui en a résulté (notamment pour la Sécurité sociale). »5 Les exemples du Front populaire et du CNR montrent en quoi les dynamiques unitaires, dans lesquelles syndicats et partis se rencontrent et œuvrent ensemble, sont constitutives des avancées historiques pour notre camp social.

L’exemple suivant est d’une autre nature. Après 1968, CGT et CFDT vont être confrontées au projet d’union de la gauche et au programme commun amenant Mitterrand au pouvoir en 1981. La CFDT a participé aux Assises du socialisme en 1974. La CGT a poussé à l’unité des forces de gauche, appelant à voter pour les candidats du programme commun. Georges Seguy, son secrétaire général, écrit « […] La CGT voulait non seulement influer sur le contenu social et économique, mais faire du contenu du programme le support d’un débat de masse. […] Au lieu de cela, le programme a été l’instrument d’un contrôle de l’alliance par le sommet. […] La CGT s’est retrouvée privée de son autonomie et dépendante de l’alliance entre des partis politiques. » Le tournant de la rigueur, engageant le PS dans le social-libéralisme, y entraîne la CFDT (ce dont témoignent ses positions sur les réformes de la Sécurité sociale et des retraites de 1995 et 2003) et a marqué négativement le rapport au politique au sein du syndicalisme de transformation sociale.6

Quel type de rapport  ?

Les deux exemples précédents montrent que, plus que l’existence de rapports entre syndicats et partis politiques, c’est la nature de ces rapports, la dynamique dans laquelle ils s’élaborent qui en définissent le caractère productif en termes de gains sociaux. René Mouriaux identifie des tensions entre rapports de subordination, de coopération, d’hostilité ou de substitution. La subordination, portée par la conception léniniste ou dans une autre mesure par le modèle britannique d’un syndicalisme affilié au Labour, est évidemment le lien le plus problématique. C’est aussi un des marqueurs de la situation, temporaire, qu’a rencontré le syndicalisme français lors de la période du programme commun. Le syndicalisme révolutionnaire, dont témoigne la charte d’Amiens, se situe lui dans une logique de substitution, qui butte sur la place qu’ont les politiques publiques dans l’ordre capitaliste. L’hostilité a marqué plutôt des expériences syndicales liées au combat contre une force partisane (syndicat des jaunes, Confédération française du travail, ou Force ouvrière, lors de la scission avec la CGT motivée par l’opposition au PCF et à l’URSS). Reste donc la coopération, « qui n’a pas connu en France de transcription durable ». C’est cette modalité qui a marqué positivement les années 1930, mais son caractère épisodique n’a pas permis que se décante une forme structurée, préservée des risques de subordination à même d’être pleinement agissante dans la période actuelle.7

Du tournant des années 2000 à aujourd’hui

Après les grèves de 1995 qui ont démontré les capacités de mobilisation du syndicalisme en France, l’émergence du mouvement altermondialiste rouvre un espace d’opposition à l’ordre libéral mondial. Ce cadre, résolument unitaire, permettra la rencontre des critiques des différentes modalités de domination et d’exploitation, l’émergence d’un discours antilibéral à une large échelle, les premiers échanges sur la nécessaire prise en compte de la crise climatique… Tout ceci trace les perspectives à explorer pour une transformation radicale du monde. Une partie du syndicalisme de transformation sociale, en particulier la FSU, en est partie prenante. Mais les partis de gauche sont maintenus à la marge. La lutte contre le Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005 a rassemblé, quant à lui, organisations politiques, syndicalisme de lutte, mouvement altermondialiste et forces politiques de la gauche antilibérale. Cela n’a pas été sans débat, loin s’en faut, au sein des organisations syndicales. Et la rencontre de ces différents acteurs est surtout empirique et pragmatique, d’abord le fait de comités locaux plutôt que l’expression d’une évolution du positionnement des organisations syndicales quant au rapport au politique. La volonté de certain·es de rassembler les acteurs et actrices de cette mobilisation autour d’une candidature commune aux élections présidentielles de 2007 échoue. En 2009, en Guadeloupe, à l’initiative du Lyannnaj Kont Pwofitasyon (LKP), une grève de 44 jours est lancée, qui pointe des enjeux fondamentaux des rapports sociaux de l’île et de son lien colonial à la métropole. Le LKP, s’il s’est structuré autour de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), a rassemblé 49 organisations (syndicats, partis et associations) à l’image des frentes amplios sud-américains (unions larges qui ont permis dans plusieurs pays à des partis de gauche, à des associations culturelles ou communautaires noires et amérindiennes, de remporter des élections majeures)8. Durant les années 2010, des initiatives unitaires ont permis la constitution de listes aux élections municipales ouvertes au mouvement social, dans la veine, même si ce n’est pas de la même ampleur, des listes en comú en Espagne ayant fait suite au mouvement des indigné·es et des mareas. Le 26 mai 2018, le syndicalisme de transformation sociale a participé, avec une cinquantaine d’associations très diverses et des partis politiques (LFI, PCF, EELV, NPA) à une marée populaire contre la politique menée par Macron. Si l’initiative avait un caractère historique car coorganisée en commun par un large front politico-social, la participation n’a pas été à la hauteur.

Ce rapide état des lieux d’initiatives unitaires rassemblant mouvement social et partis politiques, sans en ignorer les limites, montre une coopération qui se cherche, dont l’analyse doit être faite de façon plus fouillée : en effet, ces initiatives peuvent, à l’instar des épisodes des années 1930 ou des victoires municipales de listes engageant le syndicalisme au XIXe et XXe siècle, servir de base à des propositions de modalités de travail entre NFP, syndicalisme et mouvement social. Il ne s’agit pas non plus d’ignorer les difficultés qui sont devant nous : la mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 a pâti de l’absence de dialogue stratégique entre l’intersyndicale et les partis de gauche représentés à l’Assemblée nationale. Mais, à l’heure où le syndicalisme et le mouvement social investissent de plus en plus les questions programmatiques (par exemple avec l’Alliance écologique et sociale), où l’articulation entre combats politiques et mobilisations sociales est manifestement indispensable face au désastre capitaliste et au risque fasciste, le statu quo n’est plus de mise.

Adrien Martinez

  1. Giraud B., Yon K. et Béroud S., Sociologie politique du syndicalisme Introduction à l’analyse sociologique des syndicats, 2018.

2. Dreyffus M., Histoire de la CGT, 1995.

  1. Giraud B., Yon K. et Béroud S., Sociologie politique du syndicalisme Introduction à l’analyse sociologique des syndicats, 2018.

  2. Mishi J., Le syndicalisme face à la clôture du champ politique Engagements ouvriers et pouvoir local. Savoir/Agir, 2018.

  3. Mamet JC., Syndicalisme et politique : une histoire très chargée ! [www]yndicollectif.fr](https://syndicollectif.fr/syndicalisme-et-politique-une-histoire-très-chargee/), 2018.

6. Mamet JC., Syndicalisme et politique : une histoire très chargée ! [www]yndicollectif.fr](https://syndicollectif.fr/syndicalisme-et-politique-une-histoire-très-chargee/), 2018.

7. Mouriaux R., « Syndicalisme et politique : liaison dangereuse ou tragédie moderne ? «, Mouvements, 2006.

  1. Gordien A. et Rey N., La Guadeloupe contre la pwofitasyon : retour sur la « grève des 44 jours » https://mouvements.info/la-guadeloupe-contre-la-pwofitasyon-retour-sur-la-greve-des-44-jours-1/. Mouvements, 2022.