Charlotte Puiseux est psychologue et docteure en philosophie, spécialiste du mouvement crip. Elle travaille sur les questions de validisme, d’handiféminisme et d’handiparentalité et milite depuis des années dans les milieux anticapitaliste, féministe et queer/crip.
➤Peux-tu nous expliquer ce qu’est le validisme et en quoi la société actuelle est validiste ?
Le validisme est le système de domination que subissent les personnes handicapées dans nos sociétés occidentales contemporaines. Elles sont discriminées dans toutes les sphères de leur vie quotidienne, à l’école, dans le travail, les loisirs, la vie affective. Le cœur du validisme consiste à naturaliser le fait que la vie des personnes handicapées a moins de valeur que celles des personnes valides. Des tests d’aptitude corporelle ou psychique, de quotient intellectuel sont utilisés pour créer la catégorie de personnes handicapées à laquelle appartiendront
ceux qui n’obtiendront pas de bons résultats, et on va estimer normal, naturel que leur vie ait moins de valeur. Il ne s’agit pas seulement de classer en deux catégories mais de créer une hiérarchie. Le handicap justifie toutes les discriminations : « elle ne peut pas aller à l’école, c’est normal elle est handicapée, elle ne peut pas avoir un amoureux ou une amoureuse, c’est normal, elle est handicapée… » ça peut aller jusqu’à justifier l’assassinat. Le Covid a été une période de validisme glaçant décomplexé. Le fait de ne pas correspondre à certains critères a justifié de ne pas sauver ces personnes.
➤En quoi le handicap est-il une création sociale ?
Historiquement, le handicap est appréhendé selon un modèle médical, associé au modèle caritatif. Le handicap se situerait dans le corps ou l’esprit de l’individu, qui a des capacités défaillantes par rapport à ce qui est attendu. L’objectif est de soigner, de redresser le corps, de le rééduquer. Le modèle social pense le handicap comme une création sociale. On sort de l’aspect individuel. La personne se trouve en situation de handicap car l’environnement est inadapté. Il est pensé par des personnes dominantes, à savoir valides, en fonction de leurs besoins. Il s’agit de trouver un équilibre entre les deux modèles. Le modèle médical est clairement discriminatoire, mais on ne peut ignorer le corps. Cependant, il est essentiel de comprendre les enjeux sociaux qui sont effacés dans le modèle médical. La société a une responsabilité dans le handicap, dans les discriminations que les personnes handicapées subissent. Le modèle médical fait reposer la responsabilité sur la personne handicapée dont le corps est défaillant. Certes, la fatigue ou les douleurs chroniques sont des symptômes physiologiques, mais la société joue un rôle très important dans la manière dont ça va se gérer. Lorsque, par exemple, on demande à une personne qui a des douleurs quand elle se tient debout de faire la queue pendant des heures à un guichet pour faire valoir ses droits, cela amplifie ses problèmes.
Le capitalisme est une société où les corps, les psychismes sont poussés à l’extrême pour produire toujours plus, jusqu’aux burn-out, aux suicides ou aux accidents qui engendrent de nombreux handicaps. Le travail est extrêmement valorisé, il donne le statut de membre de la société. Les personnes en situation de handicap sont exclues du monde du travail et sont extrêmement dévalorisées, jusqu’à des idées d’extermination. La loi sur la fin de vie est très critiquée par les militant·es antivalidistes mais pas selon des critères moraux ou éthiques. On propose à des gens de mourir sans prendre en considération leurs conditions de vie très précaires, l’isolement, les violences subies dans les institutions. On leur propose de les euthanasier. Les personnes improductives sont un poids pour la société et au lieu de leur offrir d’améliorer leurs conditions de vie, on leur propose de se suicider.
➤Qu’entends-tu par continuum entre handicap et validité ?
C’est une notion qui vient du mouvement queer qui opère une déconstruction des binarités, en arrêtant d’opposer des identités. Il y a de multiples identités. Les individus peuvent être valides à certains moments et handicapés à d’autres. Penser en continuum c’est admettre que handicap et validité ne s’opposent pas mais se mélangent. Ce ne sont pas deux identités séparées. Notre société régit les interactions. L’hétéronormativité en est un exemple et la validité également. Aujourd’hui, une personne qui naît handicapée est un ratage, une erreur dans la matrice, chaque individu se construit avec cette idée. La validité est vue comme la seule façon d’être heureux·se, s’il y a un handicap, le destin devient tout de suite tragique.
➤Qu’est-ce que le crip ?
Dans le monde anglo-saxon, les luttes antivalidistes naissent dans les années 1960-1970, dans la lignée des mouvements sociaux de l’époque. Ces premiers mouvements qui prônent déjà l’autonomie sont surtout menés par des hommes blancs, straight… Dans les années 2000, le crip veut prendre en compte également les personnes racisées, sexisées, queer. Il s’appuie sur les apports de l’intersectionnalité, du croisement des oppressions. Comme dans le queer, le crip est un retournement du stigmate. Au départ, c’est un mot insultant (cripple), utilisé par les personnes valides, que les personnes handicapées se sont réapproprié pour revendiquer leur fierté. Il existe de nombreux collectifs antivalidistes avec différentes spécificités. Ils s’opposent aux associations gestionnaires d’établissements spécialisés qui revendiquent des droits pour les personnes handicapées tout en continuant à gérer les instituts.
➤La France est interpellée régulièrement par l’ONU sur le traitement du handicap et notamment, sur l’institutionnalisation.
Peu de gens sont au courant des conditions de vie scandaleuses dans les instituts alors que toutes les enquêtes (Sénat, ONU…) montrent que ce sont des lieux de violences où les droits humains ne sont pas respectés.
C’est pour cela que l’ONU demande la désinstitutionnalisation du handicap. Mais, il n’y a aucune réaction de la France, aucun agenda. L’enjeu est plus éthique qu’économique. Les personnes valides pensent que les instituts sont les meilleurs endroits pour les personnes handicapées parce qu’il y aura des gens pour les aider au quotidien, prendre les décisions pour elles. Elles sont considérées comme non autonomes alors que plus elles sont envoyées tôt en institut, moins elles le sont. D’autres solutions peuvent être mises en place : la Coordination handicap et autonomie ou le mouvement Independent Living par exemple, prônent le développement du métier d’assistante personnelle, métier à part entière différent de l’auxiliaire de vie. C’est une personne qui travaille au plus près des besoins de la personne handicapée.
Nous sommes contre toute forme d’institutionnalisation. Il faut donc fermer également les instituts médico-éducatifs (IME), mais il faut penser des solutions alternatives. Il y a un problème de personnel, de moyens pour accueillir des enfants polyhandicapé·es ou autistes. Il faut développer un accompagnement adéquat, avec un personnel formé et non précaire au sein des écoles. Tous les enfants devraient être mélangé·es.
➤Quel bilan de la loi de 2005, 20 ans après ?
Cette loi représente la tension entre le modèle médical et les apports du modèle social. On signe des conventions mais elles ne sont pas respectées, sur la question de l’institutionnalisation, notamment. La loi donnait dix ans pour rendre les établissements recevant du public (ERP) accessibles, mais les délais ont été allongés. La création des maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH) était censée faciliter les démarches, mais il faut remplir un formulaire de 50 pages pour faire valoir ses droits. C’est de la maltraitance. Les Dévalideuses travaillent sur la MDPH. De multiples témoignages attestent qu’elles sont des zones de non-droit. Chaque département a ses propres pratiques. Dans plus de 80 % des cas, faire appel à la MDPH entraîne des conséquences sur la santé mentale. Il devrait y avoir un organe de contrôle, aujourd’hui c’est l’impunité totale.
➤Que devraient défendre les syndicats concernant le handicap ?
Dans les établissements ou service d’aide par le travail (ésat), les personnes ne peuvent pas se syndiquer. Un travail est à faire sur la défense des personnes handicapées. Les syndicats doivent pénétrer dans ces institutions pour défendre les personnes qui ne sont pas considérées comme des travailleur·ses.
Il faut défendre l’accueil des enfants dans les écoles avec du personnel formé et lorsque cela se passe mal, il ne faut pas que les enseignant·es rejettent la faute sur les enfants handicapé·es.
Propos recueillis par Dominique Angelini
À lire :De chair et de fer, vivre et lutter dans une société validiste, éd. La découverte, 17 €.
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