La Première Guerre mondiale la révolution russe et leurs conséquences précipitent la scission de la CGT et la CGTU. Mais après 14 ans de division et alors que le fascisme s’étend en Europe, l’aspiration à l’unité grandit dans la classe ouvrière. Sous cette pression, les deux syndicats vont, en deux ans, opérer leur réunification.
Par Bruno Dufour
La guerre a transformé la CGT. Elle s’ouvre à la grande industrie et atteint 1,6 million de syndiqué·es en 1919. Mais le bilan de l’Union sacrée et la perspective révolutionnaire ouverte par Octobre 1917 divisent l’organisation. Sa direction, avec Léon Jouhaux, veut poursuivre l’orientation « de présence » (dialogue social avant l’heure) malgré la multiplication de luttes offensives. Les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes espèrent eux l’émergence d’un processus révolutionnaire. L’échec des grèves de 1920 aiguise le conflit. Fin 1920, la SFIO rejoint la IIIe Internationale qui pousse à la création d’une Internationale syndicale rouge (ISR). Dans cet esprit, un comité syndicaliste révolutionnaire (CSR), présidé par Pierre Monatte, double les échelons de la CGT pour qu’elle adopte cette orientation. Jouhaux exige la dissolution des CSR. Leurs promoteurs les maintiennent tout en disant refuser la scission. Un an plus tard, celle-ci est néanmoins actée par la création de la CGTU.
Quinze ans de division
La première conséquence est la chute du nombre des adhérent·es. La CGT en conserve moins de 500 000, plutôt dans les secteurs traditionnels de l’industrie et de l’artisanat. Les effectifs remontent progressivement, notamment dans les services publics (enseignement, cheminots) et parmi les personnels « à statut ». La CGT, poursuivant son orientation « de présence », obtient le vote des lois sur les assurances sociales (vieillesse et maladie en 1928 et chômage en 1930). Leur portée limitée relativise ce succès.
Les 350 000 syndiqué·es de la CGTU sont plutôt dans des secteurs peu syndiqués de l’industrie (chimie notamment) et dans les bourses du travail, les futures unions départementales (UD). L’attention portée aux salarié·es non qualifié·es va encourager quelques grèves victorieuses (comme celle des Penn sardin de Douarnenez en 1924) et étendre la syndicalisation dans des secteurs comme la sidérurgie et le textile.
Au premier congrès de la CGTU, les syndicalistes de la Vie ouvrière autour de Monatte se séparent des anarchistes en acceptant, avec réserve, l’adhésion à l’ISR. L’indépendance syndicale sera de nouveau au cœur de la fondation de la revue La révolution prolétarienne par Monatte et Alfred Rosmer qui quittent le Parti communiste en 1924. En 1929, la quasi-sujétion de la CGTU au PCF est achevée, à l’exception de quelques fédérations dont celle des cheminots de l’État ou celle de l’enseignement avec son journal l’École émancipée.
La marche vers la réunification
Avec les défaites ouvrières en 1923 en Allemagne, les perspectives de révolution s’éloignent en Europe alors que Mussolini arrive au pouvoir. De 1919 à 1928, le nombre de grèves est divisé par deux et celui des grévistes par six. Insultes et divergences d’orientations nourrissent la division et affaiblissent les luttes. Les effectifs syndicaux repartent à la baisse, dès 1926, pour la CGTU et à partir de 1930, pour la CGT. Mais des voix se font entendre dans les deux centrales en faveur de l’unité. Des syndicats quittent la CGTU pour rejoindre la CGT. D’autres quittent la CGT et optent pour l’autonomie.
Fin 1929, Maurice Chambelland, syndicaliste révolutionnaire de la CGTU, fonde, avec Daniel Guérin, Le cri du peuple, tribune pour la réunification. Avec l’aide de Monatte, est mis sur pied Le manifeste des 22 (7 confédérés, 7 autonomes et 8 unitaires) qui lance un appel à la réunification syndicale « […] dans la pratique de la lutte de classe et dans l’indépendance du mouvement syndical, en dehors de toute ingérence des partis politiques » Rejeté par la CGTU, cet appel est aussi mal accueilli à la CGT qui propose aux ex-unitaires de la rejoindre individuellement. Mais une dynamique est lancée : des comités d’unité d’action se forment dans des secteurs comme les cheminots et les mineurs et des initiatives communes rassemblent les deux centrales notamment le 1er mai. La question de la réunification revient à l’ordre du jour des deux congrès concurrents en 1931.
La victoire nazie et la crise économique impactent la situation en France. L’affaire Stavisky et la crise gouvernementale donnent des ailes à l’extrême droite. Une manifestation quasi insurrectionnelle du 6 février 1934 prend la CGT et la CGTU de court. Finalement, la CGT lance un appel à la grève générale pour le 12, auquel la CGTU se joint : les cortèges sont massifs en province et à Paris et se réunissent le plus souvent. Ces ripostes unitaires à la menace fasciste, ainsi que la signature par la SFIO et le PCF d’un pacte d’unité d’action, donnent un nouvel élan à la réunification : en moins
d’un an, plusieurs centaines de sections syndicales rassemblent unitaires et confédéré·es.
À la proposition d’action commune par la CGTU, la CGT répond par le préalable de l’unité organique et de ses conditions : indépendance, pas de fraction politique, pas de cumul de mandat syndical et politique.
L’unité retrouvée et la ruée syndicale
Le changement de ligne de l’Internationale communiste facilite l’acceptation de ces conditions par la CGTU, fin 1934. Mais les négociations s’enlisent jusqu’en juin 1935.
L’unité à la base exerce alors une pression décisive dans les secteurs massifs que sont les chemins de fer et les services publics. Des réunifications officielles sont actées. En juillet, Benoît Frachon, négociateur pour la CGTU, confirme la condamnation des fractions. En septembre 1935, deux congrès simultanés se tiennent pour entériner la réunification.
Progressivement les syndicats, les UD et les fédérations fusionnent avec une lutte pour le contrôle ou le maintien des positions. Dans l’enseignement, la Fédération unitaire(CGTU) avec ses 5 000 syndiqué·es milite néanmoins pour la fusion avec les 90 000 adhérent·es du Syndicat national des instituteurs (SNI-CGT). Malgré ces asymétries très fréquentes, un certain rééquilibrage s’effectue : parfois par la constitution de directions paritaires, puis avec la ruée syndicale qui gonfle surtout les syndicats dirigés par les militant·es unitaires. Le congrès d’unification se tient à Toulouse en mars 1936. Il acte la participation à la rédaction du programme du Front populaire
(40 heures, nationalisations…). Le Bureau confédéral de huit membres intègre deux unitaires : Frachon et Racamond.
Les effectifs syndicaux remontent au-dessus du million avant même la victoire du Front populaire. Celle-ci et les conquêtes acquises par la plus grande grève de l’histoire du pays en juin, vont multiplier par quatre les effectifs pour culminer à 4,5 millions en décembre 1936. La structure de la CGT est bouleversée. Les salarié·es sans statut deviennent majoritaires et la centrale réunifiée acquiert une dimension nationale du fait des implantations complémentaires des unitaires et des majoritaires. Parmi les unitaires, les communistes, en maîtrisant la fusion, marginalisent les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes. Les majoritaires sont partagés entre un courant « centriste » incarné par Jouhaux et un courant droitier et bientôt munichois, autour de Delmas et de Belin, futur ministre du Travail de Vichy.
Une réunification fragile
La contre-offensive de la droite et du patronat signe l’agonie du Front populaire dès 1938. Déjà fragilisée par l’échec de la grève contre les décrets loi restreignant les 40 heures, la CGT se compromet en excluant les communistes, suite au pacte germano-soviétique. Une ultime trahison, celle d’intégrer la centrale au système corporatif de Vichy, est « déjouée » par… l’interdiction de tous les syndicats ! L’unité survit avec la renaissance de la CGT dans la clandestinité et la résistance à partir de 1942. Elle durera jusqu’en 1947 où la guerre froide sera l’occasion pour les sociaux-démocrates atlantistes et les staliniens de la briser.
À 90 ans de distance, cette expérience de réunification syndicale ne délivre pas de « leçons », notamment pour la mise en place d’un outil syndical. Elle confirme néanmoins que l’unité, y compris organique, permet aux salarié·es de retrouver une puissance d’action face à la montée des périls et que ce processus d’unification ne peut pas être l’affaire des seuls appareils.
Sources :
Michel Dreyfus, Histoire de la CGT, éditions complexe 1995.
Dominique Andolfatto et Dominique Labbé,
Histoire des syndicats, éditions du Seuil 2006.
Guillaume Goutte, Dix questions sur le syndicalisme, éditions Libertalia 2023.