Il ne s’agit pas ici de refaire une critique de l’excellent film de Justine Triet, Anatomie d’une chute. Sa Palme d’or d’un festival de Cannes 2023 pourtant riche en très bons films (La zone d’intérêt de Jonathan Glazer, Les feuilles mortes d’Aki Kaurimaski, L’enlèvement de Marco Bellocchio…) était amplement méritée. Non, il faut plutôt analyser l’attitude hostile dont le film a été victime de la part des autorités françaises, tant politiques qu’à la tête du Centre national du cinéma (CNC).
Objet du délit ? Les déclarations de la réalisatrice lors de la remise de son prix à Cannes en plein mouvement contre la réforme des retraites. Extraits : « le pays a été traversé par une protestation historique extrêmement puissante et unanime de la réforme des retraites ». Puis de dénoncer : « cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante », et pour Justine Triet « ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines. » D’abord socialement — « c’est là où c’est le plus choquant », dit-elle –, mais aussi dans « toutes les autres sphères de la société, et le cinéma n’y échappe pas. » Enfin, suprême crime de lèse-majesté, elle a osé accuser le gouvernement d’Emmanuel Macron, « gouvernement néolibéral », de défendre « la marchandisation de la culture » aux dépens « de l’exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui devant vous. »
En 75 ans, elle n’est que la troisième femme, après Jane Campion en 1993 (La leçon de piano) et Julia Ducournau en 2021 (Titane) à obtenir la prestigieuse récompense. Résultat, Macron ne l’a pas félicitée il y a un an et s’est plutôt efforcé de défendre Depardieu. Élisabeth Borne, alors Première ministre, déclarait en septembre dernier qu’« elle avait un blocage » pour aller voir le film et qu’elle était « vexée ». Enfin, la ministre de la Culture d’alors, Rima Abdul Malak, si elle s’est dite « heureuse » de cette récompense, s’est aussi dite « estomaquée par son discours si injuste ». Rappelons que cette ministre a été virée quelques mois plus tard pour s’en être pris à Depardieu !
Boudé par le CNC, mais multi-récompensé
Et dans le cinéma ? Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) doit tous les ans sélectionner un film pour les Oscars et l’année 2023 n’a pas manqué de très bons films français, en dehors d’Anatomie d’une chute (L’amour et les forêts de Valérie Donzelli, Le procès Goldman de Cédric Kahn…) Non, le CNC a sélectionné La passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung, film passé inaperçu en France et à l’étranger, et a donc oublié le film de Triet. Vengeance du pouvoir politique à travers le CNC ? On peut le penser. Mais stratégie absurde car le film de Tran Anh Hung n’a finalement pas été retenu dans la catégorie du meilleur film étranger par l’Académie des Oscars. Pendant ce temps, le film de Justine Triet approche les deux millions de spectateurs en France et cartonne dans de nombreux autres pays. Résultat : cinq Césars (meilleur film, meilleur acteur dans un second rôle pour Swann Arlaud, meilleure actrice pour Sandra Hüller, meilleur montage, meilleur scénario original) et onze nominations en tout (et rien pour La passion de Dodin Bouffant), l’Oscar du meilleur scénario (et quatre autres nominations), un Bafta (les récompenses britanniques) pour le meilleur scénario et six autres nominations, trois prix Lumière de la presse étrangère (meilleur film, meilleure actrice, meilleur scénario) et trois autres nominations, meilleur film pour le Syndicat français de la critique, trois Golden globes (et deux nominations). Après les Golden Globes en janvier, Macron a quand même félicité Justine Triet, soit sept mois après sa Palme d’or. Il a arrêté de bouder ; mais en attendant, le film de Justine Triet a pu concourir pour le meilleur film mais pas pour le meilleur film étranger. Visiblement pour Macron, il est plus grave de critiquer sa politique que d’avoir un comportement sexiste et de tenir des propos graveleux.
Olivier Sillam