« Faire monde commun et habiter la Terre sont indissociables » – Entretien avec Geneviève Azam

* économiste, ancienne porte-parole d’Attac, engagée dans Les Soulèvements de la Terre, Geneviève Azam a accepté de répondre à nos questions pour expliquer l’importance de ce type de luttes.

Pourquoi, en tant qu’altermondialiste, te reconnais-tu dans cette lutte ?

Je me reconnais d’abord dans cette lutte comme habitante de Toulouse, métropole aspirante et extrémité de ce projet d’autoroute Castres-Toulouse. C’est un projet révélant chaque jour un peu plus l’absurdité, le cynisme et la collusion de puissances destructrices et de leurs acteurs « locaux », économiques et politiques, jusqu’à l’illégalité dans la conduite des travaux. Je m’y reconnais aussi par la force des liens déjà tissés sur ce territoire du Tarn. Cette lutte hérite d’autres résistances récentes, notamment celle de Sivens, celle contre le projet Terra 2, un entrepôt logistique géant, pour l’instant abandonné, et de bien d’autres luttes et alternatives concrètes.

Dans mon engagement altermondialiste, je n’ai jamais opposé le local et le global, car la référence à un « global » lointain, surplombant et abstrait désarme et rend invisible la diversité des résistances locales, disons plutôt localisées. Au slogan « Un autre monde est possible », avec d’autres, je préférais « D’autres mondes sont possibles », voire « D’autres mondes sont déjà là », en écho à des mouvements de résistance, engagés dans des expériences concrètes, soucieux d’incarner le changement ou la rupture systémique. Ce sont les mouvements des paysan·nes, les luttes pour la défense des communs, les luttes pour la subsistance, notamment dans les sociétés du Sud, qui ont le plus incarné pour moi l’aspiration à ne pas seulement changer ou améliorer ce monde mais à « changer de monde » et à se décentrer. Je retrouve cette aspiration dans l’opposition à cette « autoroute et son monde ».

L’ancrage dans un territoire ne renvoie pas à un « localisme » opposé à l’internationalisme, mais au contraire à une réactualisation possible d’un internationalisme « par le bas ». Il ne s’agit pas seulement de réclamer un « changement systémique », mais de défendre les territoires annexés par des acteurs du « système » global. En détruisant la capacité de subsistance des personnes, en expropriant la vie, leur dépendance au capital mort et au supermarché mondial est assurée. C’était la leçon de Rosa Luxemburg.

Le rassemblement sur le Larzac, Les Résistantes, en août 2023, s’est inscrit dans la continuité des luttes (50 ans pour la lutte des paysan·nes du Larzac et 20 ans pour le rassemblement altermondialiste de 2003), avec le désir de dessiner un horizon commun pour des luttes localisées. Il en est ainsi du réseau la Déroute des routes1, auquel est reliée la lutte contre l’A69.

En quoi est-elle exemplaire du combat général pour des alternatives écologiques et sociales ?

Sur le territoire de la lutte, se construit une opposition quotidienne et multiforme à une société industrielle, viriliste, celle de la vitesse et de la croissance, mesurée en kilomètres d’autoroute, en tonnes de béton et de bitume, en minutes « gagnées », en solutions technoscientifiques et « écologiques ». Elle est l’expérience concrète du conflit des écologies, de l’imposition par la force et la répression de la continuité universelle des flux capitalistes, du « désenclavement »2, au prix de la discontinuité des trames écologiques, de la toile de vie avec l’abattage d’arbres centenaires, l’expropriation, la destruction de zones humides, la stérilisation de centaines d’hectares nourricièrs, l’intoxication des villages exposés à la production de bitume, et pas très loin, l’annexion de la vallée de l’Ariège par des gravières d’où est extrait le granulat pour l’autoroute.

En ces temps de chaos écologique, faire monde commun et habiter la Terre sont plus que jamais indissociables. L’association fondatrice, La Voix est Libre (LVEL), a su s’inventer avec la lutte et permettre une composition du mouvement fondé sur la diversité des tactiques, du juridique à l’action politique : de l’occupation des arbres et des terres à la formulation d’un projet alternatif3, des grèves de la faim à des rassemblements actifs et festifs où se rencontrent des habitant·es, des paysan·nes, des grimpeurs et grimpeuses, des zadistes, des syndicalistes, des scientifiques, des naturalistes, des juristes, des urbanistes, des cantinières, des artistes. Qu’iels soient LVEL, Extinction Rebellion, Confédération paysanne, GNSA4, Attac, Soulèvements de la Terre, autonomes ou sans ces attaches, ancré·es ou de passage, non sans discussions, confrontations et hésitations, les stratégies concrètes s’élaborent. Non pour sauver le monde, le climat et la planète, mais simplement pour désarmer un projet concret et déstructurant, injuste et écocidaire, appelé autoroute A69 ! Un autre territoire, né de la lutte, se tisse et prend forme.

Propos recueillis par Bernard Deswarte

1. https://www.laderoutedesroutes.com/

2. Geneviève Azam et La Voie est libre, Il était une fois l’A69, Sens critique (parution début mai).

3. http://uneautrevoieorg.wordpress.com/

4. Groupe national de défense des arbres.