La nouvelle gouvernance économique introduite à la faveur de la crise de 2008 a bousculé quelques croyances solidement installées dans les représentations des syndicats en Europe.
Jusque-là et depuis les origines, les grands mouvements syndicaux d’Europe occidentale,
puis ceux d’Europe centrale et orientale, ont accompagné le processus
en promouvant la dimension sociale de l’Europe.
Malgré des désaccords énoncés lors des réformes du traité de la CEE, puis de l’Union, ils ont soutenu, de concert avec leur organisation européenne, la Confédération européenne des syndicats, les étapes d’une intégration croissante au prétexte que, même défavorable et peu soucieux de la dimension sociale, un approfondissement de l’Union valait mieux que le statu quo.
L’idée, plus ou moins explicite, était que la densification de l’espace européen conduirait, tôt ou tard, à l’établissement d’un nouveau compromis social.
Les réformes récentes ont refroidi cette atmosphère bienveillante. La CES, pas plus que ses affiliés, n’ont fait sécession vis-à-vis du processus européen, mais la prise de distance est nette, illustrée par la fameuse résolution du Comité directeur du 25 janvier 2012 qui déclare : « La CES s’oppose au nouveau traité ».
C’est la première fois dans son histoire que la Confédération européenne des syndicats énonce ainsi un tel refus et le fait n’est pas anodin. Il traduit un déplacement significatif des représentations des enjeux européens au sein des grandes organisations qui influencent la vie de la CES.
Annonce-t-il un changement de stratégie et une entrée en résistance ? Sans doute pas, mais des contradictions nouvelles sont apparues qui ouvrent des espaces pour un renouveau de l’action collective au niveau
européen[[On trouvera une analyse détaillée des évolutions du syndicalisme européen dans : Anne Dufresne,
Jean-Marie Pernot, « Les syndicats européens à l’épreuve de la nouvelle gouvernance économique »
dans La Chronique internationale de la l’IRES, n° Spécial, 143-144, novembre 2013, pp 3-29.]].
**Une évolution lente
mais continue
Ce changement s’inscrit dans une dynamique antérieure que l’on peut faire remonter à 2005, lorsque le nouveau président de la Commission, José Manuel Barroso, présente le nouveau « Partenariat pour la croissance et l’emploi ».
Celui-ci est présenté comme une révision de la stratégie dite de « Lisbonne » adoptée en 2000. L’annonce est mal reçue, la CES se disant « en alerte » face à ce qu’elle estime constituer un renversement de perspective.
La même année, elle mobilise contre le projet de directive Bolkestein mais, dans le même temps, elle concéde beaucoup, par exemple, lors du débat sur la flexicurité impulsée par la Commission.
Comme toujours, la CES cherche par une participation intense aux arènes du « dialogue social » à infléchir les positions toujours plus radicales de la Commission en faveur de la concurrence.
Les tensions se font plus vives, lorsque la Cour de Justice de l’UE qui, dans le passé, avait fréquemment arbitré en faveur des syndicats, produit en 2008, une série d’arrêts très défavorables à propos de recours concernant les « travailleurs détachés » dans un autre pays de l’Europe que leur pays d’origine [[La directive de 1996 sur le détachement des travailleurs a généré un dumping social sur les conditions d’emploi des travailleurs détachés, couronné par cette jurisprudence de la CJUE. Ces dérives seront en partie corrigées après l’adoption en décembre 2013 d’un compromis pour modifier la directive et encadrer un peu mieux les conditions de ces détachements qui concernent tout de même 1,5 million de travailleurs européens.]].
C’est la question des salaires qui, à partir de 2008, provoque le sursaut de la CES. Cette année-là, une manifestation est appelée à Ljubljana (Slovénie) pour la défense des salaires.
Le fait de prendre en charge la question salariale n’a rien de naturel au niveau européen car celle-ci relevait jusque-là du domaine de la subsidiarité, c’est-à-dire qu’elle était une affaire nationale aussi bien du côté des institutions que dans le monde syndical.
Certains des grands syndicalismes d’Europe (Allemagne, Italie, Pays-Bas, Autriche, Pays nordiques, etc.) pratiquent ce que les Allemands appellent « l’autonomie tarifaire », c’est-à-dire que la question salariale appartient entièrement aux acteurs de la négociation collective (en général de branche) et que nul n’est censé y interférer.
La CES, en dépit de quelques tentatives depuis les années 2000, n’est donc pas dépositaire de position – encore moins d’un mandat – sur la question des salaires.
En 2008 et alors qu’éclate la crise financière, la CES et ses affiliés prennent conscience que la « modération salariale » n’est pas un compromis momentané destiné à consolider l’Union économique et monétaire (UEM) mais un levier stratégique servant au redéploiement de l’ainsi nommé « modèle social européen » au profit de la concurrence et de la compétitivité.
Lors de son congrès à Athènes (mai 2011) la plupart des délégués ainsi que John Monks le secrétaire général de la CES, ont des mots très durs contre la nouvelle gouvernance qui s’annonce : le Pacte Merkel-Sarkozy (Pacte pour l’euro) est jugé « inacceptable » ainsi que le « Six packs » dont les premières moutures commencent à circuler.
L’indignation monte d’un cran lorsque les mécanismes d’alerte du nouveau calendrier de surveillance (le « semestre européen ») sont connus : ils prévoient des sanctions financières pour les pays ne respectant pas les recommandations de la Commission et du Conseil parmi lesquelles celles concernant les salaires.
Ces dispositions prévoient en effet une surveillance à la fois du contenu et de la forme des négociations collectives, demandant par exemple à l’Italie et à l’Espagne d’abandonner la référence à la branche dans leur système de négociation salariale [[Cette « recommandation » avait été imposée
par la Troïka en Grèce, en Irlande et au Portugal.]].
Les pressions sont fortes sur la Belgique, le Luxembourg, Chypre et Malte pour que ces pays abandonnent leurs procédures d’indexation automatique (ou d’échelle mobile) des salaires.
La surveillance des salaires fait partie du tableau de bord des indicateurs encadrant la politique budgétaire et la politique macroéconomique des États membres : le 5e critère établit que la hausse des « coûts unitaires nominaux de main-d’œuvre » (c’est-à-dire y compris l’inflation) ne doit pas excéder 9 % sur trois ans pour les pays de la zone euro et 12 % pour les autres.
La CES a jugé que ces dispositions constituaient une intrusion dans les processus de négociation des salaires : « Si cette approche est confirmée, indique la CES, elle met en grand danger le concept même d’Europe sociale » [[ http://www.etuc.org/a/8447]].
Celui-ci ressort en effet haché menu par les principes de la nouvelle gouvernance.
**Des paroles aux actes
Cette prise de distance dans les positions s’est accompagnée d’un redoublement des mobilisations appelées par la CES.
L’année 2011 a connu pas moins de huit journées d’action avec des déclinaisons diverses dans les pays de l’Union [[Voir un récapitulatif détaillé dans Chronique internationale de l’IRES,
n° 143-144, novembre 2013, p 17.]].
Trois groupes de pays apparaissent : ceux qui ont fait l’objet des programmes de la Troïka (Grèce, Portugal, Irlande) plus l’Espagne qui, en Europe du sud au moins, ont redoublé d’appels à des mouvements de grèves et de grèves générales ; viennent ensuite les pays qui ont connu des manifestations plus ou moins fréquentes (et plus ou moins fréquentées) : France, Italie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovénie ; enfin, les pays d’Europe du nord, les moins touchés bien sûr avec plusieurs manifestations symboliques aux Pays-Bas et en Allemagne.
Certes, la plupart des ces mouvements avaient leur dynamique propre, parfois assez distincte des appels de la CES : la mobilisation transnationale s’opère encore principalement dans les cadres nationaux et sur des objectifs identifiés comme nationaux.
L’étape de l’action, orientée explicitement contre la politique européenne, n’est pas encore d’actualité, si ce n’est un peu en Grèce ou au Portugal avec des mots d’ordre dirigés contre la Troïka et la Commission, parfois contre l’Allemagne.
S’il est abusif de considérer cette séquence comme celle d’un « mouvement social européen », on ne peut négliger pour autant les avancées qualitatives d’une prise de conscience européenne du syndicalisme, au moins au niveau de ses dirigeants et de ses militants.
Une journée se détache, le 14 novembre 2012, où le cadre était clairement européen avec du matériel et des mots d’ordre unifiés par la CES. Il y a eu ce jour-là beaucoup de mouvements visibles même si l’affichage européen était à géométrie variable.
Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère, celle de la constitution d’un espace public européen des luttes sociales ? Il est tôt pour porter un diagnostic aussi optimiste. Mais peut-être s’est-il passé quelque chose tout de même depuis 2008.
Les syndicats ont eu à faire face à des problèmes inédits qui ont contribué à des redéfinitions (la revendication de salaire minimum, en Allemagne par exemple) qui ont pu aider à la constitution d’un espace public syndical dans une dimension élargie.
Il reste cependant du chemin pour la constitution d’un mouvement syndical plus intégré alliant présence dans les institutions et mobilisations sociales. ●
Jean-Marie Pernot,
Chercheur à l’IRES.