La puissance de la journée de grèves et de manifestations du 5 décembre en a surpris plus d’un-e. Survenant après des années où le rapport de force social s’est dégradé au détriment des salarié-es, avec de nombreuses mobilisations sectorielles ou interprofessionnelles en situation d’échec, la mobilisation en cours révèle une certaine « spécificité » française.
Sur le terrain des retraites, bien qu’il y ait eu une série de contre-réformes depuis 1993 (2003, 2010, 2013…) dégradant fortement les situations, le niveau de dépenses publiques permet à la France d’être, avec l’État espagnol et l’Italie, un des trois pays qui ont la meilleure espérance de vie en Europe (82,7 ans). En France, selon Eurostat, seuls 7 % des retraité-es sont menacées de pauvreté (avoir un revenu inférieur à 60 % du salaire médian) contre 19 % en Allemagne et au Royaume Uni. Donc, la France est encore en décalage avec le niveau de régression sociale obtenu par les classes dominantes des principaux pays européens. C’est quelque chose d’insupportable pour les tenants français du néolibéralisme et cela conduit à la « réforme systémique » proposée, accompagnée de mesures strictes d’ajustements budgétaires et d’une détermination farouche à la faire accepter.
Macron avait été relativement flou durant sa campagne présidentielle sur le contenu de la « retraite par point ». Cela explique en partie les errements de l’exécutif sur le nouveau dispositif à mettre en place. Après des mois de consultations, discussions, ajustements, le rapport Delevoye, publié en juillet 2019, dévoile enfin un certain nombre de choses. À sa lecture, semaine après semaine, les avocat-es, les personnels navigant-es, les cheminot-es, les électricien-es/ gazier-es, les enseignant-es ont compris qu’ils avaient tout à perdre. Contrairement aux souhaits gouvernementaux, tant le fond que la forme de présentation du rapport ont contribué à diffuser un sentiment anxiogène dans presque toute la population.
Désireux de ne pas subir une défaite de plus et tirant les leçons de l’échec de 2018 (réforme ferroviaire), dès septembre 2019, SUD Rail et l’UNSA ferroviaire lançaient un appel à la grève reconductible à partir du 5 décembre contre le projet Delevoye, suivi par FO et la CGT. Un intense travail de préparation était mis en œuvre, tant à la SNCF qu’à la RATP, qui sortait déjà en septembre d’une grève totale. Même la CFDT cheminots appelait à la grève. L’arc de forces syndicales en pointe contre les lois Travail relayait dès le 16 octobre la bagarre à venir au plan interprofessionnel. Ce qui donnait du temps de préparation aux équipes syndicales de terrain et mettait le syndicalisme de transformation sociale en position offensive, en phase avec les inquiétudes parmi les salarié-es.
La dégradation des rapports de force, les pertes de repères collectifs et syndicaux parmi les salarié-es, notamment celles et ceux du privé, pèsent beaucoup dans la situation générale (y compris sur le moral des équipes militantes…). Autant d’éléments qui font que le succès immense du 5 décembre avec ses grèves ultra-majoritaires dans de nombreux secteurs (mais pas dans le privé), avec un taux de participation aux manifestations tel que l’on n’en avait pas connu depuis 2010, est une immense surprise ! En tout cas, cela l’est pour le gouvernement qui ne s’attendait pas à cela. Pourtant, il y avait des signes annonciateurs d’une reprise de l’activité sociale depuis une année : les Gilets jaunes avant tout, les hospitalier-es depuis mars, les enseignant-es en mars et en juillet, les mobilisations climat, la grève totale à la RATP en septembre, les femmes contre les féminicides…Il y a bien confirmation éclatante de ce réveil.
Après ce 5 décembre, la tâche de l’intersyndicale nationale, outre l’affichage ferme d’un refus du projet gouvernemental, est d’arriver à tenir tous les bouts de cette mobilisation complexe, avec des niveaux inégaux d’engagements des salarié-es. L’objectif étant de construire une conflictualité forte amenant à un recul gouvernemental. Ce gouvernement est dans une situation de crise mais ne cède pas, alors même que l’opinion est majoritairement contre lui et du côté des grévistes.
Pas de pause…
La seconde phase de la bagarre se joue entre le 5 décembre et le début des congés de Noël. Il faut appuyer les grévistes de la RATP et de la SNCF majoritairement en grève reconductible. La voie choisie par l’intersyndicale est de proposer de nombreuses journées de convergence (10, 12, 13, 17, 19 décembre) dans cette période afin d’aider au lancement de grèves reconduites dans d’autres secteurs permettant à la fois de relayer les grévistes déjà en reconductible et de s’adresser à de nouveaux secteurs du salariat, pas encore en mouvement. Dans l’éducation, des AG se tiennent à nouveau, regroupant en général une minorité de collègues, mais très déterminé-es. Des essais de grève reconductible sont tentés dans de nombreux endroits, s’accompagnant de fortes activités interpro sur le terrain. Pour autant, des secteurs à forte présence syndicale « radicale » n’arrivent pas à démarrer (Santé, Poste, Télécom, Impôts, FPT…). Le privé non plus.
Dans le même temps, en face, dès le 11/12, le gouvernement confirme sa détermination à passer coûte que coûte, avec le rajout de l’âge pivot à 64 ans au package global, provoquant l’ire de la CFDT et l’UNSA qui, bien que soutenant la retraite par points, sont obligé-es d’appeler à des initiatives de l’interpro dont elles ne sont pas membres (celle-ci est rejointe par la CGC).
De manière exceptionnelle, la période des fêtes ne verra pas de trêves (ou « pause » réclamée par CFDT et UNSA). Les reconductibles, si elles ne s’étendent pas véritablement à d’autres secteurs, se poursuivent dans les transports (mais avec un début significatif de baisse de participation) et il y a partout des initiatives de mobilisation au plan local affirmant la permanence de la colère, de la détermination et du refus.
Les journées appelées les 9, 11, 14, 15, 16, 22, 23 et 24 janvier montrent la volonté de poursuivre et de gagner, avec toujours une multitude de constructions locales. Entre-temps, la comédie du pas de deux Philippe/CFDT autour du « retrait provisoire de l’âge pivot à 64 ans » (il en reste un autre…) démontre encore une fois de quel côté se situe la direction de la CFDT par son acceptation du libéralisme.
Il est clair que nous sommes engagés dans une troisième phase de mobilisation, longue dont le tempo n’est pas uniquement déterminé par les grèves reconductibles (les transports reprennent logiquement après 45 jours…). Il faut garder le cap sur le fait que c’est l’affirmation de la masse des salarié-es qui amènera le recul. Les sondages montrent que la population soutient toujours la mobilisation. Sachons traduire cela en rapport de force sur le terrain !●
Laurent Zappi