Tout mouvement social produit ses symboles. Celui qu’a connu la Turquie en juin dernier en compte plusieurs à son actif. Les acteurs du mouvement se sont approprié le vocable dont les a affublés le premier ministre, Recep Tayip Erdogan : « çapulcu », c’est-à-dire racaille, pilleurs, vandales. Un autre symbole qui avait cours surtout aux débuts du mouvement est celui des pingouins qui représentent le muselage des médias.
Ces derniers, pendant l’une des journées les plus fortes du mouvement, ignorant les événements qui secouaient une partie de la société turque, diffusaient un reportage sur les pingouins.
Ceci a renforcé le recours massif aux réseaux sociaux.
Le point de départ du mouvement est connu : le déracinement d’arbres du parc Gezi à Istanbul en vue de la construction de la réplique d’une caserne ottomane, d’un centre commercial et d’une mosquée.
Trois symboles du style de gouvernement d’Erdogan qui se voit en sultan moderne, promeuvent la consommation de masse à n’importe quel prix et s’érigent en modèle de pratique religieuse. Le reproche principal fait à Erdogan est son autoritarisme.
Le projet de Gezi n’a fait l’objet d’aucune consultation, comme bien d’autres, mais la goutte qui a fait déborder « le verre » est la brutalité de l’action de la police à l’encontre des quelques occupants du parc.
La police turque n’a jamais fait dans la nuance, mais là, c’était une fois de trop.
**Le démocrate autoritaire
Et pourtant, Erdogan est arrivé au pouvoir par des voies démocratiques.
Il a été élu trois fois, améliorant à chaque fois son score pour atteindre 50 % en 2011. Fort de cette légitimité, il a mis en œuvre avec succès, une politique économique hissant la Turquie au rang de pays émergent, avec un doublement du PIB/habitant depuis 2002.
Il a renvoyé l’armée dans ses casernes, ce qui n’est pas une mince affaire, une armée qui avait procédé à trois reprises à des coups d’État. De ce point de vue, il a incontestablement posé les bases d’une plus grande démocratisation.
Son élection a permis à de larges couches de la population provinciale, longtemps évincée par l’élite kémaliste, d’être mieux représentée et mieux comprise.
Mais l’espace ouvert par la relégation de l’armée hors du champ politique, a été accaparé en grande partie par Erdogan lui-même.
Il a, en plus de la mise au pas des médias, procédé à des réformes diminuant l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il a édicté des lois (ou tenté de le faire) restreignant la liberté de choix, tels la restriction du droit à l’avortement, ou celle du droit aux ventes d’alcool.
**La « racaille »
et ses revendications
Qui sont les « vandales » ?
Des jeunes souvent, mais pas seulement, toutes les classes d’âges sont représentées. Les femmes sont très présentes, y compris, des femmes voilées qui n’hésitent pas à défendre leurs droits aux côtés de leurs consœurs non voilées.
Le mouvement est certes limité, en terme quantitatif, mais il recouvre des segments très variés de la société, dépassant largement l’élite urbaine et kémaliste.
La réaction d’Erdogan a, le plus souvent, été le mépris et la violence tant dans les propos, que dans l’utilisation des forces de police (cinq morts).
Il n’a pas hésité à tenter de dresser les uns contre les autres, à déconsidérer systématiquement l’action et les revendications des manifestants, agitant le spectre d’un complot international.
Il est pourtant difficile de parler de l’échec du gouvernement islamique. La cible des manifestants est clairement le premier ministre, c’est-à-dire un homme plus qu’un système.
Ce n’est pas tant le caractère islamique qui est remis en cause, que l’autoritarisme d’Erdogan, qui impose certes des contraintes à caractère religieux, mais pas que cela. Les revendications concernent le domaine des libertés, le droit à l’expression.
Les revendications d’ordre économique, par exemple celles concernant la répartition des fruits de la croissance, ont été peu présentes, c’est pourquoi il est également difficile de qualifier ce mouvement d’anticapitaliste, malgré la présence de groupes de gauche notamment des « musulmans anticapitalistes ».
Les manifestations se sont fortement réduites durant l’été et la répression ne faiblit pas : les arrestations se poursuivent et les mises à pied de journalistes se font par dizaines (environ 80 sur deux mois).
Il manque à la Turquie un véritable mouvement de gauche de masse : les échanges amorcés entre manifestants en juin peuvent-ils contribuer à l’émergence d’un tel mouvement ? ●
Janine Baud (Istanbul).