Cette recommandation est-elle le signe d’une modernisation, d’un changement de paradigme vers un accompagnement nécessairement bienveillant, que certain-es, y compris dans le SNES-FSU, ont cru voir dans les nouvelles modalités d’évaluation des enseignant-es et CPE ? A École Émancipée, nous pensons que ces conseils sont en effet le signe d’une évolution, mais vers plus de contrôle hiérarchique, de mise en concurrence et de déqualification.
« Vous n’avez pas complété le document-cadre ?! »
…constatait avec effroi une IPR à l’occasion d’un rendez-vous carrière. Ne pas renseigner ce document signale que l’on refuse ouvertement d’entrer dans le jeu du rendez-vous carrière, ce qui expose à ne pas être promu-e, voire à être accompagné-e. Pas si grave ? Dans ce cas, comment expliquer que très peu de collègues résistent1 et que même les militant-es se prêtent aux jeux des rendez-vous carrière et de la candidature à la classe exceptionnelle ? Les collègues sont-ils-elles devenu-es veules ? Croient-ils-elles sincèrement être meilleur-es que les autres ? Il nous apparaît plutôt qu’avec un point d’indice gelé, une charge de travail s’alourdissant (IMP, projets interdisciplinaires imposés, pressions exercées sur les équipes disciplinaires pour que les concertations se fassent le soir) et à mesure que le pouvoir d’achat baisse, les professeur-es ont une soif de reconnaissance qu’ils-elles s’imaginent trouver auprès de leur hiérarchie.
« Ça pourrait être une bonne idée pour vous de stocker les photos de ce projet dans votre Eportfolio exabis sur M@gistère »
Comme les rendez-vous carrière servent à trier celles et ceux qui « méritent », enseigner à nos élèves ne suffit plus, devient anecdotique puisque nous avons toutes et tous cela en commun et que les seules choses qui nous différencieraient, et donc nous valoriseraient, seraient justement inscrites dans un CV, un portfolio numérique, un document-cadre (dont le caractère facultatif augmente paradoxalement la fonction de critère de départage). Avec les rendez-vous carrière, c’est aussi ce que nous faisons en dehors de nos cours (ateliers artistiques ou scientifiques, clubs, et même participation au CA) qui devient faire-valoir. Pour ces choses aussi, il nous faudra rendre des comptes. Les nouvelles modalités d’évaluation (et les préconisations bureaucratiques qui les accompagnent) laissent penser qu’il nous faudrait « mériter » notre promotion voire notre place par de petits calculs bien éloignés de notre mission première, qui instrumentalisent nos gestes professionnels et nous détournent de ce qui légitimerait notre activité. Ce faisant, les professeurs exhortent à leur tour les élèves à remplir leurs propres porte-folios, les pliant, comme ils s’y plient, à l’injonction de « savoir se vendre »2.
En acceptant cette logique au prétexte que la réforme contenait des « avancées », le SNES-FSU n’a pas vu que la réforme de l’évaluation, en prenant maintenant appui sur des compétences et non plus des qualifications, fait d’une pierre deux coups : elle brise les solidarités en même temps qu’elle déqualifie. Nous qui croyions avoir intégré un corps du fait d’un concours nous donnant les mêmes droits que nos collègues, sans être obligées de faire prévaloir LA spécificité de nos petits parcours particuliers pour avancer en terme de rémunération !
Les qualifications des enseignant-es correspondent pourtant en théorie au niveau de diplôme nécessaire pour se présenter au concours puis être titularisé-e. La réussite de ces étapes atteste d’une certaine maîtrise de ces qualifications. Autant d’éléments relativement clairs, , applicables collectivement, abandonnés au profit d’une logique individuelle de compétences, qui permet à l’employeur de ne payer relativement bien que quelques-un-es et de déconstruire le sentiment d’un statut commun à défendre.
En toute logique, la prochaine cible des attaques sera le concours national. Le SNES-FSU ne devra pas se laisser berner par les petits gages que Blanquer, en fin connaisseur du syndicalisme enseignant, ne manquera pas de lui donner. Si le rapport Spinetta s’attaque au statut des cheminots, le nôtre est le prochain sur la liste. La période qui s’ouvre est décisive. Le SNES-FSU doit se doter de mandats propres à redonner aux enseignant-es la main sur leur métier et à reconstituer les solidarités. A École Émancipée, nous revendiquons un corps unique d’enseignant-es de la maternelle à l’université, une formation radicalement améliorée et adossée aux résultats de la recherche, la suppression des hiérarchies locales, une laïcité pleine et entière qui libère l’école des pressions du pouvoir, politiques, patronales, marchandes et religieuses.
Marie HAYE et Lucie LEFEVRE, Ecole Emancipée.