Le travail de mémoire est toujours renouvelé. Chaque nouvelle pierre vient restructurer l’édifice. Travail nécessaire qui permet de lutter contre les clichés, les idées toutes faites. Les souvenirs sont menteurs. Ils recèlent une part d’émotions qui les rend suspects.
Pour chacun(e) d’entre-nous ils revêtent une importance liée à nos sensations. Ils représentent la part d’impalpable de nos expériences. Ils nous construisent mais ne doivent pas nous empêcher de les confronter à la réalité historique pour les mettre en perspective, leur donner du sens.
Ce travail de mémoire va de pair avec une appropriation du patrimoine. Le jazz apprend à se servir de cette mémoire pour construire un futur.
Connaître le passé, les traditions pour les bousculer tel est le sens d’une entrée dans la modernité. Les tenants du post modernisme prétendent rompre avec le passé sans analyse de ce passé, sans en tirer le bilan, sans en appréhender la force, la présence. C’est une erreur mortelle. Les êtres humains font leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas librement déterminées.
**« Swing » premier label dédié uniquement au jazz
Ces réflexions pour introduire l’écoute de trois coffrets Frémeaux et associés qui tracent et traquent l’histoire culturelle. Une branche nouvelle qui s’appuie sur l’oralité et sur des documents étranges, en l’occurrence des enregistrements, du 78 tours au vinyle.
Une histoire culturelle n’est pas seulement de l’histoire, c’est aussi des rencontres avec un passé pas forcément dépassé. Le choc esthétique peut-être aussi au rendez-vous. L’art n’a pas de chronologie disait déjà Hegel…
1937 ! Qu’est ce qui fait courir les Parisiens, les Français ? L’exposition universelle bien sur où se font face les bâtiments de l’Allemagne nazie et de l’URSS stalinienne. Un concours de mauvais goût dans la manière d’imposer une fausse grandeur.
L’intérêt pour le jazz ? Les musiciens américains débarquent. Ils sont venus et ils sont presque tous là. Comment en garder une trace ? Charles Delaunay, ci-devant premier discographe du jazz et Hughes Panassié, disciple de Jacques Maritain et premier critique de jazz avaient fondé les Hot Club de France, réunion de passionnés par cette nouvelle musique révolutionnaire au début des années 30 et la revue Jazz Hot en 1935.
Charles Delaunay, aidé du même Hughes, se décida, en cette année 1937, à créer le label « Swing », premier label au monde dédié au jazz.
C’est cette histoire que Pierre Lafargue (1932-2013) a voulu nous conter pour son dernier travail. Il a réuni les « Premières années » de 1937 à 1939 à l’exception des faces réalisées avec Django Reinhardt qui font l’objet de l’Intégrale Django, une superbe réalisation de Daniel Nevers.
Ainsi, le n° 1 ne s’y trouve pas qui réunissait Coleman Hawkins et Benny Carter, Alix Combelle et André Ekyan avec Django mais on découvrira les musiciens de jazz français de ces temps, Pierre Allier, Philippe Brun et… Pierre Reverdy.
Le poète s’était laissé convaincre par Hughes Panassié d’enregistrer « Fonds secrets » en compagnie du trompettiste Philippe Brun tout en bleu et en réserves et la virtuosité simple de Joseph Reinhardt, le frère caché. D’autres découvertes se cachent dans ce coffret de trois CD…
**Des histoires de notre temps…
Bruno Blum nous propose deux autres voyages complémentaires. L’un « Electric Guitar Story » dit bien son objet, une histoire de la guitare électrique mêlant Country, Jazz, Blues, R&B, Rock allant de 1935 (la guitare hawaïenne) à 1962, l’autre « Roots of Soul », de 1928 à 1962.
La musique « soul » qui naît dans les années 60 reste présente. Elle sert toujours de référence encore aujourd’hui. Les Gospels, base de cette musique, au-delà de leur aspect religieux restent des chants de lutte pour la dignité.
Livret et enregistrements réunis font la démonstration que la mémoire est présente. Minerve, avant de sortir de la cuisse de Jupiter toute armée a dû avoir une histoire, une histoire dans l’ombre faite d’emprunts, de références en même temps de digestion. L’œuvre d’art, le moment de la révolution esthétique, est fait de digestion.
Lorsque le créateur s’est approprié une partie du passé, il peut transgresser la culture, la grammaire existante. Il est impossible de créer sans connaître.
Ces deux coffrets recèlent aussi des trésors qui permettent aussi de danser tout en s’apercevant que des thèmes changent, évoluent, s’inscrivent dans des contextes différents. C’est l’intérêt de ces recherches.
Chacun(e) pourra contester les choix, les oublis mais saura reconnaître… le travail de mémoire.
Il est nécessaire. Le passé est soit remis en cause soit bloque tout futur parce qu’il envahit le présent, à leur niveau, ces coffrets viennent nous offrir un moyen de sortir de cette impasse… ●
Nicolas Béniès