ENTRETIEN Avec… RUWEN OGIEN
philosophe et directeur de recherche au CNRS (université Paris Descartes).
Vincent Peillon entend établir l’enseignement d’une « morale laïque » à l’école.
Entretien avec Ruwen Ogien pour faire le point sur cette conception
de la morale et sa continuité avec celles réinstaurées par Darcos et Chatel.
◗ Quelle définition peut-on donner de la morale ?
Plutôt que d’avancer une définition de la morale qui sera de toute façon controversée, je préfère distinguer les morales minimalistes qui proposent des règles pour nos relations avec les autres (ne pas nuire aux autres, essayer de les traiter avec respect, équité, impartialité) et les morales maximalistes qui proposent aussi des règles pour nos rapports avec nous-mêmes (ne pas se laisser aller, cultiver ses talents, etc.). Personnellement, je suis minimaliste.
◗ En quoi l’apposition de « laïque » pourrait-il changer le concept de morale ?
Les grands principes de la morale laïque, comme le ministre la conçoit, sont les mêmes que ceux de la morale « commune » : ne pas mentir, ne pas trahir, ne pas faire du mal gratuitement, etc. Ce qui fait l’originalité de la morale laïque, ce ne sont pas ses principes, mais sa façon de les justifier. Cette justification ne fait pas appel aux traditions ou aux révélations d’un livre sacré comme la Bible. Elle repose uniquement sur la raison. Derrière l’idée de morale laïque, il y a finalement la croyance que si quelqu’un réfléchit rationnellement, il sortira de son ignorance et reconnaîtra nécessairement la grandeur des « valeurs de la République » : solidarité, altruisme, générosité, dévouement au bien commun, patriotisme, etc. À mon avis, cette croyance est d’une grande naïveté philosophique. La raison paraît malheureusement insuffisante pour justifier les « valeurs de la République ». Même si c’est regrettable, la réflexion rationnelle peut parfaitement aboutir à rendre attrayantes des valeurs comme l’égoïsme, la concurrence acharnée, la récompense au mérite et même l’argent. On peut rejeter ces valeurs au nom du « vivre ensemble », mais on ne peut pas dire qu’elles sont irrationnelles.
◗ Dans leurs déclarations, François Hollande, comme Vincent Peillon, ne font-ils pas un amalgame entre le juste et le bien ?
Aucun projet de restaurer l’enseignement de la morale à l’école n’a respecté cette distinction. Elle est pourtant importante. La question du juste concerne nos rapports aux autres : dans quelle mesure sommes-nous respectueux, équitables, etc. ? La question du bien est différente. Elle est celle de savoir ce qu’on va faire de soi-même : du style de vie qu’on veut mener, du genre de personne qu’on doit être, des ingrédients de la vie « bonne » ou « heureuse ». Faut-il être un épargnant raisonnable ou un flambeur ? Un lève-tôt qui essaie d’en faire le plus possible, ou un lève-tard qui essaie d’en faire le moins possible ? On peut concevoir un certain accord entre tous les citoyens pour le juste. C’est plus difficile à envisager pour le bien personnel.
◗ Comment a évolué l’enseignement de la morale à l’école et quelles sont les différences entre cette morale laïque et celle de la 3e république ?
Autrefois, les cours de morale étaient censés préparer les enfants de la République à devenir un jour de braves petits soldats courageux et disciplinés, bouleversés à la vue du drapeau national, connaissant La Marseillaise par cœur et prêt à verser l’« impôt du sang » pour défendre la patrie contre ses ennemis extérieurs. Aujourd’hui, l’enseignement de la morale semble plutôt dirigé contre un ennemi intérieur, une classe dangereuse qui ne partagerait pas les « valeurs de la République ». Lorsque Vincent Peillon proclame un peu partout dans la presse qu’il nécessaire de restaurer un enseignement de morale « laïque » à l’école, ce n’est évidemment pas parce qu’il s’inquiète de l’immoralité des élèves de Louis-Le-Grand ou d’Henri-IV ! Le projet est plutôt dirigé contre les « barbares » des quartiers, ceux qui sont supposés « pourrir l’école » par leur indiscipline. Il vise aussi à séduire ceux que le flot de propos alarmistes sur la violence scolaire et la « montée de l’intégrisme » inquiète ou effraie.
◗ L’instruction civique comme le vivre ensemble ne remplacent-ils pas avantageusement la morale à l’école ?
Tous les ministres de l’éducation nationale, qui se sont succédé ces trente dernières années, ont déclaré qu’il était urgent de rétablir un enseignement de la morale à l’école mais aucun n’a pu expliquer, de façon convaincante, pourquoi il était impossible de se contenter d’une bonne instruction civique. Pourtant, dans la mesure où on accepte la division entre le juste et le bien, seule l’instruction civique, qui reste neutre sur la question de la vie heureuse ou du sens de la vie, devrait être envisagée à l’école.
Propos recueillis par Arnaud Malaisé