Jean-Marie Pernot est chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Formé à l’Insee, passé par le mouvement syndical puis par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), il est l’un des spécialistes français des mouvements sociaux. Il a écrit, avec Guy Groux, en 2008, La Grève (presses de Sciences Po). Une nouvelle édition mise à jour de son premier livre Syndicats, lendemains de crise ? paru en 2005 est sorti au mois d’octobre chez Gallimard (collection Folio-Essais-Le Monde).
EE : Comment comprendre et caractériser ce qui se passe depuis le 24 juin ? Une course de fond et, dans les têtes, peut-être aucune médaille à l’arrivée… Jean-Marie Pernot : Ce conflit est un conflit de civilisation car il incarne les formes contemporaines de la lutte entre le travail vivant et le travail mort, entre le travail humanisant et le travail pure valeur d’usage du capital. Sa durée, son inscription dans le territoire et dans toutes les couches du salariat ne s’expliquent que par une pluralité de facteurs. Il y a d’abord la crise du travail produite par la financiarisation du capitalisme qui exige des taux de rentabilité prédateurs sur le travail. Il s’est développé un empêchement du « bien travailler » qui nie le salarié bien au-delà de ce qu’avait produit le taylorisme. S’y reflètent aussi la dégradation des conditions de travail, l’extension du travail de nuit, la banalisation du samedi, bientôt du dimanche, le développement des TMS (troubles musculo squelettiques) et autres régressions de la santé physique et morale au travail. Les 60 ans font dès lors figure d’une délivrance, de l’abandon du travail dégradant de soi. La RGPP étend d’ailleurs des mécanismes similaires dans la fonction publique. Quand le tout est organisé par un pouvoir affichant ouvertement sa collusion avec le monde de l’argent, on a les conditions d’une explosion sociale de grande ampleur. Celle-ci est à la fois mouvement social et protestation politique de masse contre le pouvoir, contre la personne du chef de l’Etat et contre sa façon de conduire le pays. Même si beaucoup de gens pensaient que Sarkozy ne céderait pas, il y avait une affaire de dignité face à l’indignité de ceux qui gouvernent. La participation n’est pas conditionnée par le seul espoir de la victoire mais par la nécessité ontologique de se lever contre l’indignité et l’injustice. EE : Comment l’intersyndicale a-t-elle pu tenir malgré les différentes stratégies qui la traversaient ? Comment le mouvement peut-il continuer et sous quelles formes ? J-M.P. : Le risque était de réitérer les mobilisations de 2009 qui s’étaient enlisées et le pouvoir escomptait profiter de cette sorte de ritualisation des manifestations. Le flou initial de l’intersyndicale a permis une diversification des modes d’engagement. Le cadre offert a permis à chacun de participer avec ce qu’il pouvait y mettre : grève ou pas, un jour, deux jours, davantage ; participer aux manifestations ou à certaines d’entre elles, venir le samedi ou en semaine, ou à chaque fois bien sûr. Puis, les manifestations se heurtant au mépris du gouvernement, certains secteurs ont pu franchir un cran en tentant de bloquer la machine économique. Mais là, il faut un degré de puissance syndicale qui fait (encore ?) défaut. Le secteur des raffineries est assez concentré avec des problèmes spécifiques et des noyaux syndicalistes organisés. Les autres tentatives (convoyeurs de fonds, par exemple) se sont heurtées aux limites de l’implantation syndicale et aux contre-offensives patronales. Ailleurs, le poids du chômage, la réduction du pouvoir d’achat et la croissance de l’endettement des ménages ont limité la possibilité d’une grève de masse.Dans la phase de sortie, le coté revendicatif sur les retraites va de fait perdre son caractère moteur, mais la protestation ne va pas cesser pour autant. D’abord parce qu’il y aura d’autres mauvais coup (l’assurance maladie par exemple) et puis des conflits potentiels couvent dans d’autres secteurs. L’unité d’action peut perdurer. Sarkozy n’en a pas fini avec l’onde de choc de ce mouvement. On se demande comment certains commentateurs peuvent parler de victoire politique. C’est au contraire une formidable défaite car l’imposition de la réforme de cette manière est un véritable coup d’État légal et la société ne s’y est pas trompée. EE : La CFDT et la CGT ont été le centre de la mobilisation même si la CGT avait une présence écrasante dans les cortèges. En même temps, elles gardent des approches très différentes. Comment peuvent-elles continuer à gérer cette unité et autant de différences ? J-M.P. : Pour l’instant, la CFDT se tire bien du conflit : elle s’est refait une image, elle a montré qu’elle n’était pas acoquinée avec la droite, qu’elle pouvait mobiliser dans la rue, qu’elle avait su renouer avec une partie de la fonction syndicale qui consiste à savoir dire non. Cela dit, elle n’a pas modifié son projet sur le fond du dossier retraites. A son congrès au mois de juin 2010, la CFDT a confirmé son acceptation du rallongement des durées de cotisations nécessaires à l’acquisition de droits complets, ce qui entérine le fait que le départ à 60 ans ne concerne pour elle que les carrières longues. Lorsque ses positions seront mieux connues, elle risque d’avoir quelques retours de bâton, peut-être même de ses propres rangs car le débat du congrès avait montré de fortes réticences internes à cette logique.
Les revendications de la CGT sont plus en phase avec le mouvement social. Elle va sans doute connaître quelques débats sur sa stratégie. Mais les secteurs contestataires n’ont pas réussi à imposer chez eux la grève générale. Si la fédération de la chimie a fait la preuve d’une certaine capacité d’agir, celle de l’agroalimentaire ou la métallurgie du Nord se sont heurtées aux mêmes difficultés que les autres. EE : Quel bilan positif pour le syndicalisme ? J-M.P. : Si leur « image » ressort meilleure auprès de l’opinion publique, reste à transformer cette mobilisation en renforcement des organisations, ce qui n’est pas gagné. Depuis 1995, les mouvements sociaux ne provoquent aucun renforcement. A partir d’octobre, on a vu dans les manifestations des salariés relevant de classes d’âge qui ne sont pas présentes dans le syndicalisme : les jeunes trentenaires ou les quadras qui sont les générations manquantes de l’engagement syndical. Les jeunes sont un enjeu, c’est sûr mais le vrai problème aujourd’hui, ce sont les salariés qui n’ont pas fait le chemin de la syndicalisation au moment de leur installation dans la vie active. Si on ne sort pas de ce rapport d’extériorité entre syndicats et travailleurs mobilisés, on butera toujours sur la même question de la puissance d’agir qui a manqué dans la dernière phase de ce conflit. Propos recueillis par Jean-Michel Drevon, le 1er novembre 2010.