[*Malgré la faillite de sa gestion pendant la crise sanitaire, Blanquer n’a pas renoncé à assujettir les pratiques enseignantes. Pourtant, cette période a montré que ce sont les personnels de terrain qui font tenir l’école réelle. Sauront-ils-elles s’en saisir pour résister à la mise sous tutelle de leur métier?*]
Il sera bon de se rappeler par qui l’école a tenu lors du plus fort de la crise de la Covid. À l’instar de nombreux autres lieux de travail où les figures du management, les évaluateurs de dispositifs, de projets, les hauts cadres n’ont pas été appelé-es durant de longues périodes pendant le confinement, la hiérarchie dans l’Éducation nationale a été poussée sur le bas-côté de l’école par l’ampleur de la crise. Le maintien à flot du service public d’éducation a été le fait des personnels de terrain. Cela n’empêche pas Blanquer de poursuivre sa volonté de prolétariser le métier enseignant. Mais les processus de déligitimation/légitimation des différents niveaux de l’organisation du travail dans l’Éducation nationale sont des expériences concrètes qui peuvent être des leviers des résistances futures.
Tout au long de la séquence ouverte par le confinement, les exemples disqualifiant les cadres de l’Éducation nationale se sont multipliés, à commencer par Jean-Michel Blanquer annonçant le jeudi 12 mars au matin que la fermeture des établissements scolaires ne constituait pas une hypothèse de travail, désavoué le soir même par l’allocution d’Emmanuel Macron. C’est loin d’être un épisode isolé. Blanquer serait régulièrement contredit par les prises de décisions de l’exécutif, notamment lors de la réouverture des classes.
Mais au-delà de cela, sa gestion catastrophique de la crise est patente. Le 16 mars au matin, il annonce que « tout est prêt » pour le maintien de la « continuité pédagogique », que « les infrastructures sont dimensionnées en conséquence » pour permettre l’accès aux environnements numériques de travail ainsi que le site du Cned ou le dispositif La classe à la maison. La réalité sera cruelle : serveurs en rade ; ressources pédagogiques inaccessibles et à qualité non garantie. Il en va de même d’un protocole sanitaire de réouverture des écoles – justifiée par un souci de lutte contre le décrochage scolaire – qui rendait l’école impossible et qui a permis d’abord le retour des élèves issu-es des milieux les plus favorisés.
Plus largement, l’école a tenu sans ses cadres. La surcharge des serveurs a affecté les envois de mails de la hiérarchie pendant les premières semaines du confinement. Celle-ci a souvent été prise en défaut lorsqu’il a fallu gérer des cas de Covid dans les écoles accueillant des enfants de soignant-es. Et elle s’est révélée une nouvelle fois absente ou indigente lors de la gestion concrète du déconfinement.
À chaque fois, ce sont les personnels de terrain qui, palliant l’inanité de 15 ans de plans numériques, faisant face à des années d’affaiblissement de la capacité d’agir du service public d’éducation, ont maintenu le lien avec les élèves, avec les parents, ont assuré les conditions sanitaires d’une reprise, ont tenté d’inventer l’école sous Covid. Malgré les cadres.
Le retour à la charge de Blanquer
Mais cette épreuve des faits n’a pas ému un Blanquer qui persiste en cette nouvelle rentrée et renforce les déterminants de sa politique éducative. Sans moyens supplémentaires, il fait des évaluations nationales standardisées et des outils de positionnement édités par Éduscol le canevas de sa réponse à six mois d’ébranlement sans précédent du système éducatif. Resserrés sur ce que Blanquer considère comme les apprentissages fondamentaux (dans le premier degré, éviction des savoirs autres que maths et français, élection des apprentissages les plus instrumentaux), ces dispositifs visent à cerner le niveau des élèves hors de toute situation d’apprentissage concrète. De plus, ils entendent baliser la réponse individualisée apportée par l’enseignant-e, allant même jusqu’à définir des priorités d’enseignement pour la première période, avec des batteries d’exercices fournis.
De fait, Blanquer avance d’un pas supplémentaire dans sa volonté d’assujettir les pratiques enseignantes. C’est le règne du travail prescrit contre le travail réel. Nous assistons à une volonté de prolétariser les métiers de l’enseignement, comme le vivent aujourd’hui d’autres métiers dits intellectuels, après les métiers dits manuels au début du 20e siècle : routinisation, standardisation, expropriation de la part cognitive des tâches vers des groupes d’expert-es qui la recodifient en process de travail, concentrant ainsi le véritable travail intellectuel, d’élaboration, entre quelques mains. En multipliant le prescrit et les outils de contrôle, Blanquer entend au final tuer le travail, l’inventivité au travail, et donc l’accomplissement au travail, au profit d’une politique d’éviction scolaire des classes populaires.
Prêt à réorienter des moyens pour mener à bien cette réassignation des métiers de l’éducation (dédoublement des CP et CE1 en REP, assorti d’un contrôle pédagogique imposant), le ministre a acquis une force de frappe importante, notamment grâce à la loi de transformation de la Fonction publique qui ouvre la voie à une gestion encore plus managériale des carrières. Cette politique implique aussi l’action de cadres intermédiaires, auquel il tente d’agglomérer les directeurs et directrices d’école.
Résistance : enjeux pédagogiques et collectifs
Or, c’est dans ce que le travail prescrit ne prévoit pas que se situe la liberté de l’agent-e, que se situe le travail réel. Pour le dire autrement, le vif de l’école se niche là où Blanquer ne peut l’évaluer ou la contrôler. La question qui est devant nous, c’est la taille de la niche. Et donc l’endroit où l’on situe la frontière entre ce que Blanquer contrôle et ce qui lui échappe.
La disqualification de la hiérarchie de l’Éducation nationale et l’empowerment vécu par les enseignant-es pendant le plus fort de la crise, les liens renforcés avec les parents d’élèves sont des éléments pouvant symboliquement rebattre les cartes. De même que les prises de position de certain-es haut-es cadres condamnant les orientations du ministre.
Car, sans la force de cette hiérarchie, les mots de Blanquer sont peu de choses. L’espace sous son contrôle se restreint.
En fin d’année dernière, lorsque les inspecteur-trices ont demandé que le LSU soit rempli pour la période couvrant le confinement et le déconfinement, les refus ont été plus importants et plus virulents. Sans sanction. Parce que le sentiment de légitimité avait pendant un temps changé de camp.
Il nous faut œuvrer à la pérennisation de ce changement. Et pour cela attraper dans cette rentrée des objets pédagogiques comme les évaluations et en faire des objets d’affrontement pédagogique avec la hiérarchie et le ministre. Rappeler que l’école qui vit est celle portée par les collectifs de travail. Resituer la question de l’agir enseignant dans la guerre scolaire à l’œuvre, qui oppose les tenants d’une école favorisant l’éviction des enfants des classes populaires et facilitant aux élèves des classes dominantes la victoire dans la bataille scolaire, à celles et ceux visant à la démocratisation de la réussite scolaire. ●
Adrien Martinez