Elsa Dorlin [[Sexe, genre et sexualité. Introduction à la théorie féministe, Paris, Puf, 2 009.]], professeure de philosophie politique et sociale au département de science politique de l’Université Paris 8 Vincennes/St. Denis, a accepté de contribuer à ce dossier.
Elle analyse la nature des attaques contre les études de genre et les réponses parfois défensives qui y sont apportées. Loin d’en rabattre sur ces recherches, elle en réaffirme la portée scientifique et subversive.
Les recherches et études de genre font aujourd’hui l’objet d’une campagne de dénigrement de la part de groupes proches ou émanant de l’extrême droite, et de partis politiques soi-disant plus fréquentables.
Ils développent ou relaient une vision complotiste qui distille une haine sexiste, homophobe et transphobe dans l’opinion publique, favorisant la licité de la violence verbale et physique à l’encontre des minorités sexuelles, mais aussi des bibliothécaires, des enseignants, des intellectuelles, des artistes ou des universitaires…
La « Théorie du genre » n’existe pas – cela ne veut pas dire que les études de genre ne produisent pas de la théorie (comme elles produisent des études empiriques d’ailleurs), cela veut juste dire qu’ici on ne se situe pas dans un débat intellectuel contradictoire digne de ce nom.
La « Théorie du genre », ce n’est même pas la « francisation » maladroite des « Gender Studies » ou même de la « Queer Theory », que l’on présente comme une négation de la différence sexuelle biologique…
On essaie de nous faire croire que l’ensemble de ces réflexions rassemblées sous l’expression « Théorie du genre » relèvent de l’idéologie et sont en contradiction avec la « vraie » science – à savoir les sciences biologiques et médicales.
Ironie du sort, ceux-là mêmes qui invoquent la biologie se réfèrent à une biologie totalement obsolète qui date du XIXe siècle. Les travaux et recherches contemporaines montrent bien que si nous sommes des individus sexués, le processus de sexuation de nos corps est complexe et comporte plusieurs niveaux (sexe anatomique, sexe gonadique, sexe hormonal, sexe chromosomique, etc.) : c’est bien la société, et l’état civil napoléonien, qui ont historiquement subsumé la réalité corporelle, physiologique mais aussi sociale et psychique des identités sexuelles à deux et deux seules catégories exclusives Féminin ou Masculin.
D’aucuns diront qu’il faut bien un homme et une femme pour se reproduire : certes, l’humanité assure sa pérennité selon une reproduction sexuée qui nécessite des gonades différenciées (ce qui n’est pas la même chose que de parler d’« un homme » et d’« une femme »), pourtant nos identités sexuelles nous sont octroyées dès la naissance et non lorsque certains d’entre nous font le choix de se « reproduire » !…
Témoignant d’un anti-américanisme primaire, on a longtemps prétendu que les études de genre étaient une importation des États-Unis et qu’elles véhiculaient tout ce qui faisait prétendument horreur à la tradition française de la galanterie et de « l’entente entre les sexes », ce qu’a bien analysé Éric Fassin[[Voir Éric Fassin, « Political correctness en version originale et en version française.
Un malentendu révélateur », Vingtième siècle, n° 43, 1994]]. C’était l’époque de l’affaire Monica Lewinsky et de la politisation des questions de harcèlement (une version actualisée s’est développée au moment de l’affaire DSK).
Dans le contexte nord américain, le débat s’est aussi cristallisé, à l’initiative des lobbies conservateurs, sur le modèle des anti-Darwin. La « Théorie du genre », comme la « Théorie de l’évolution », ne serait qu’une opinion, une interprétation partisane de la réalité, une hypothèse explicative discutable – c’est ainsi que les lobbies chrétiens ont obligé nombre d’États à enseigner le « créationnisme » au même titre que « l’évolutionnisme », comme si ces deux contenus de connaissance avaient le même statut et faisaient l’objet d’une même mise à l’épreuve scientifique.
Aujourd’hui, en France, ceux qui fustigent la « Théorie du genre » n’emploient pas tout à fait les mêmes ressorts rhétoriques.
Ils ont créé de toutes pièces cette « Théorie du genre » – plutôt sur le modèle des « Protocoles des sages de Sion »[[C’est un faux qui se présente comme un plan de conquête du monde établi par les juifs et les francs-maçons.
Ce document fut fabriqué par la police tsariste en 1901.]], à mon sens – et prétendent dévoiler un grand complot homosexuel, un plan de conquête du monde qui commencerait par envahir l’imaginaire de « nos » enfants à grand renfort de prosélytisme pansexuel dont les enseignants et éducateurs de l’école publique seraient la courroie de transmission.
Cette attaque idéologique[[Idéologie ici non pas au sens de ce qui s’oppose
à la science mais au sens de propagande fascisante.]] est sans précédent dans un pays démocratique où les études de genre existent depuis des décennies, se sont progressivement institutionnalisées en formations diplômantes, en laboratoires ou groupements de recherche, sont promues comme priorité thématique au CNRS ou dans nombre d’universités, et peuvent surtout être citées en exemple en termes de recherche innovante en sciences sociales et humaines, mais aussi en histoire des sciences, en art… en raison même de leur puissance critique et de leur analyse des rapports de domination (hétérosexisme, racisme, antagonismes de classe,…).
En outre, le lien qui est savamment entretenu par des figures comme Farida Belghoul entre les groupes nationalistes et d’extrême droite en France mais aussi à l’international[[Récemment des groupes comme « Mères Russes », ou « Parents Inquiets » (sic) se sont déclarés solidaires des actions des « Journées du retrait » en France…]], les intégristes catholiques anti « Théorie du genre » et des associations musulmanes a des effets dévastateurs sur les mouvements sociaux et les luttes convergentes et/ou coalisées contre le racisme et le sexisme.
Si une telle alliance est possible c’est qu’elle a su réactiver et actualiser une vieille formule de l’antisémitisme européen en articulant homophobie et nationalisme dans un contexte impérial contemporain bien particulier.
Or, le plus inquiétant peut-être ce sont justement les réactions à ces attaques infâmes et nauséabondes : ainsi pour défendre le « genre », ou plutôt la sensibilisation à l’égalité filles/garçons à l’école, d’aucuns rappellent[[Ce fut notamment le cas du ministre de l’Éducation Nationale Vincent Peillon lors de ses premières interventions sur la question.]] qu’il n’est surtout pas question d’interroger la différence des sexes et donc la différenciation sexuelle, la socialisation genrée, les identités masculines et féminines, leurs valeurs et oripeaux… que la promotion d’une éducation sexuelle, d’une critique de l’ordre symbolique des sexes, des générations, n’était pas ou plus à l’ordre du jour…
Ils sont prêts à expurger –sur le modèle des rapports ministériels– les bibliothèques scolaires, municipales… des Tous à poils ! et autres livres pour enfants « décadents » et, surtout, des ouvrages, notamment le très célèbre Trouble dans le genre (1999, Paris, La Découverte) de Judith Butler, stigmatisée comme la grande papesse de la « Théorie du genre » mais que personne ne semble avoir sérieusement lu…
Cela frise l’autodafé et s’il faut brûler Butler, probablement l’une des plus importantes philosophes du XXIe siècle, il faudra faire preuve de cohérence et jeter aux chiens et aux flammes : Deleuze, Foucault, Bataille et Genet,… et puis de Platon à Proust en passant par Rabelais, ça fait du monde dans la cheminée.
La responsabilité nous incombe également, militant-es féministes, chercheuses et chercheurs en études de genre : certain-es ont voulu rassurer en disant que leur domaine d’études était très « sérieux », « neutre », bien loin de la rumeur du monde… que leurs travaux n’avaient rien de subversifs.
Penser le savoir comme neutre, froid et descriptif est déjà une prise de position politique, une représentation très partielle et partiale de la connaissance.
Apprendre, penser, connaître, s’interroger sur le monde, questionner, problématiser, étudier… sont des postures socialement situées qui produisent un certain rapport au monde et ont des effets de réalité.
Bien sûr que les problématiques de genre sont éminemment subversives voire révolutionnaires : elles questionnent les évidences et les normes, mais aussi nos façons d’être, de faire, de travailler et d’être exploité-e, la discipline de nos corps, le contrôle de nos sociétés, nos servitudes volontaires ; elles interrogent notre rapport à l’autre, la conscience de nous-mêmes, notre intimité, nos imaginaires érotiques, sociaux, colonisés à parité par le Vatican et Walt Disney, ou encore Barbie, L’Oréal et autres hérauts du néolibéralisme, elles traduisent nos expériences vécues et récits de la domination, nos multiples pratiques et pensées de résistance…
Les réactionnaires ont donc de quoi crier au loup et nous n’avons ni raison ni intérêt à les rassurer : oui, les études de genre, depuis leur versant le plus engagé et situé dans la généalogie des mouvements et pensées féministes, constituent la mémoire et la boîte à outils de nos luttes. ●
Elsa Dorlin