La mise en place dès la rentrée du dispositif CP à 12 dans les écoles de REP+ en lieu et place du dispositif « plus de maîtres que de classes » (PDMQDC) est non seulement emblématique de la méthode Blanquer mais constitue la première étape d’un vaste projet pour l’école qui scelle la remise en cause de la démocratisation du système scolaire, du CP à l’université.
De la méthode : on commence par le commencement
Pour comprendre la logique des mesures Blanquer pour le premier degré, il faut se référer au propos du président Macron concernant l’accès à l’université : tous les lycéens n’ont pas vocation à suivre des études universitaires, certains doivent être orientés beaucoup plus tôt vers la voie professionnelle et si possible via l’apprentissage. Il faut donc que tous les élèves acquièrent très vite les « fondamentaux » qui permettront à certains de quitter très jeunes le système scolaire en étant suffisamment outillés pour intégrer le monde du travail et en constituer la main d’œuvre la moins qualifiée. La « rentabilité » scolaire impose donc de ne pas donner « trop » à ceux qui auront besoin de « peu ». Cette politique entre par ailleurs en cohérence avec les préconisations européennes qui fixent un horizon de 40 % de diplômés du supérieur pour 2020. La France dépasse ce taux et se situe actuellement aux alentours de 43,6 %, l’Allemagne se situant à 31,9 % et la moyenne européenne à 35,8 %.
Les annonces de Blanquer s’inscrivent dans cet objectif et concernent donc d’abord, et logiquement, le début de la scolarité obligatoire.
CP à 12 en REP+…
La première mesure, les CP à 12 en REP+ avec extension aux CE1 et aux REP dans les prochaines années, constitue un acte fort qui met les syndicats mal à l’aise : difficile de s’opposer à une telle mesure dont on connaît l’effet positif sur les apprentissages, mais tout à fait impossible de faire confiance au ministre sur ses intentions réelles. Le SNUipp-FSU a construit son discours et son action sur la concurrence entre ce nouveau dispositif et le dispositif, de fait sacrifié, des PDMQDC : toute la dimension collective du travail enseignant est ainsi remise en cause et dans de nombreuses écoles, l’amélioration des conditions d’apprentissage des CP se fait au détriment des conditions de scolarisation de tous les autres élèves. La question de la formation continue qui est l’un des axes revendicatifs forts du syndicat peut, elle aussi et dans ce contexte, constituer un piège dans lequel le ministre tente d’entraîner les enseignant-es. Mais la formation selon Blanquer n’a rien à voir avec celle que nous revendiquons : plus proche du formatage que de l’analyse des pratiques au regard des résultats de la recherche, dans toutes les disciplines qui intéressent l’enseignement, elle vise une uniformisation des pratiques avec comme seuls fondements théoriques les recherches sélectionnées par le ministère.
… et retour à la « syllabique »
Depuis plusieurs décennies mais maintenant, modernité oblige, sous couvert de progrès des sciences cognitives, un mouvement de relégitimation de la méthode syllabique tente de s’imposer. Blanquer, sous les ministères Robien puis Darcos/Chatel s’était employé à le renforcer avec plus ou moins de bonheur, se heurtant à une opposition franche de la majorité des chercheurs et des formateurs. Certain-es enseignant-es, le plus souvent faute de formation solide et sous l’impulsion des cadres zélés de l’éducation, ont cédé aux prescriptions ministérielles mais sont rarement allés jusqu’à adopter une « méthode » syllabique intégrale.
Imposer une « méthode » de lecture vise d’abord la dépossession des praticiens de la conception et de la maîtrise de l’outil professionnel que constitue la « méthode » de lecture. La pseudo-formation dispensée aux enseignant-es des nouveaux CP à 12 va dans ce sens : la bonne méthode qu’ils seront tenus d’appliquer est bien la méthode syllabique. La prétendue généralisation de la méthode globale fait figure d’épouvantail et est avancée comme première cause des difficultés en lecture et orthographe des élèves français Pourtant, les faits sont là, et Blanquer feint de les ignorer : les méthodes le plus souvent mises en œuvre dans les classes reprennent les préconisations de la conférence de consensus de 2003 et mettent donc déjà en œuvre un apprentissage systématique de la correspondance grapho-phonologique.
La vraie question est celle des effets à long terme de ces apprentissages reposant essentiellement sur le déchiffrage et l’entraînement et qui exigent de la part des élèves une production immédiatement conforme aux exigences de la méthode et à la progression linéaire qui en découle. Qu’en sera-il à l’entrée au collège ?
On peut avancer qu’en reproduisant les principes d’apprentissage de l’école primaire d’avant le collège unique, les mêmes causes produiront les mêmes effets : des élèves capables de déchiffrage (lecture courante) mais sans le recul nécessaire sur le fonctionnement de la langue pour garantir une véritable autonomie face à des textes longs et complexes, relevant de tous les champs disciplinaires et de forme différente de la forme scolaire. Il n’est donc pas étonnant que, dans le même temps, le collège unique fasse « logiquement » la place au collège « commun », où chacun suivrait un cursus en fonction de ses « talents », les-dits talents, construits et révélés dès l’école primaire, étant avant tout les marqueurs scolaires de l’origine sociale des élèves. Le tri des élèves se ferait alors sur les seules compétences non travaillées à l’école mais construites dans le milieu familial, ce que les familles des milieux culturellement et socialement favorisées ont toujours su très bien faire.
Des évaluations comme outils de management
La nouveauté des évaluations CP ne réside pas dans la nature de la tâche à effectuer par les élèves mais dans le fait qu’elles font abstraction du contexte d’apprentissage, que sont sélectionnées certaines compétences quand d’autres sont ignorées, qu’un même protocole s’impose à tous et qu’on laisse entendre qu’elles permettront de remédier aux difficultés des élèves. Mais l’essentiel n’est pas là et ces évaluations n’ont pas pour fonction principale les apprentissages des élèves.
C’est à l’appétence de Blanquer pour les méthodes de management développées dans les pays anglo-saxons que nous les devons d’abord : des données statistiques sur les élèves, leurs performances, sur le climat de l’école, des outils d’accompagnement et des supports pédagogiques, des outils managériaux de type plans, contrats… Il s’agit d’un mixage d’outils managériaux et d’outils pédagogiques. La réflexivité y est posée comme une obligation et compte tenu des informations disponibles (évaluations et outils pédagogiques mis à disposition, supervisions individuelles ou collectives), les équipes enseignantes se doivent de produire des réponses « efficaces ». Cette réflexivité est en fait une réflexivité instrumentale : l’autonomie de réflexion est une autonomie réduite à la question du « rendement scolaire » validé par les évaluations, avec pas ou très peu de réflexivité sur les finalités, le sens, le contexte…
C’est bien dans un tel arsenal articulé aux finalités que le ministère assigne à l’école que les évaluations CP, comme celles qui suivront, prendront tout leur sens. Avec les conséquences que l’on connaît ailleurs : réduction curriculaire aux matières testées, déprofessionalisation des enseignant-es, autonomie en baisse, confiance unilatérale et excessive dans les « données » recueillies par les différentes évaluations…
Ce sont ces éléments d’analyse qui doivent prioritairement fonder et orienter la résistance, non seulement des enseignant-es, mais celle des citoyens face à cette attaque inédite, dans sa conception et sa brutalité, contre la démocratisation du système scolaire.
[/Claude Gautheron/]