Frédéric Pierru, Sociologue, politiste, chercheur au CNRS, intervenant à l’EHESP, école des hautes études en santé publique, membre du Laboratoire d’idées santé autonomie.
Lors des dernières Journées d’automne 2022 de la FSU ( retraité·s), Frédéric Pierru est intervenu pour éclairer les enjeux autour du 100 % sécu ; 100 % sécu, exigence, revendication, mot d’ordre autour duquel il faut préparer une campagne de mobilisation qui s’articule avec les mobilisations/campagne sur les retraites et sur la vie chère.
La destruction du système de santé, c’est le « casse du siècle ».
La sécu, c’est quatre branches : famille, retraite, maladie, accidents du travail et maladies professionnelles, plus la branche recouvrements (URSSAF) et nous ne devons plus continuer à la défendre, mais nous devons repasser à l’offensive. Nous sommes toujours défensifs face aux politiques néo libérales, alors que la vérité est de notre côté. Il faut porter ce combat, lui-même le fait depuis 15 ans.
La Sécu n’est pas à défendre, mais à étendre.
Le contexte du débat sur 100 % sécu :
Des allié·es inattendu·es
Depuis quelques temps, une petite musique se fait entendre y compris dans les élites. Des technocrates comme Didier Tabuteau et Martin Hirsch ont défendu, dans une tribune publiée dans Le Monde, en janvier 2017, l’idée d’une «Sécu à 100%». Des médecins comme André Grimaldi et Anne Gervais, initiateurs, en 2009, du Mouvement de défense de l’hôpital public en réaction à la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires de la ministre Roselyne Bachelot, estimaient qu’il fallait étendre le régime d’Alsace-Moselle à l’ensemble de la France.
Pour D. Tabuteau et M. Hirsh,leur entrée c’est la place des complémentaires santé est actuellement dysfonctionnelle. On pourrait faire des économies substantielles en les supprimant. Le système de double payeur est inefficient, coûteux et inégalitaire, même le Haut conseil de l’assurance maladie envisage sa suppression. Il a été créé avec des objectifs de réductions budgétaires plutôt que pour réduire les inégalités. Il faut soigner le système de santé en mettant tous les protagonistes autour de la table.
La mutualité : un erreur dès 1945-1946
Au moment de la création de la Sécu, nombre d’oppositions se sont manifestées :
En 1947 une loi est prise « dans l’intérêt de la Mutualité française » instaurant un « ticket modérateur », remboursé par les mutuelles, une absurdité économique. Le mouvement mutualiste a ainsi conservé une place dans le financement de la santé. Le ticket modérateur est politique, certainement pas économique.
Pendant la période des « Trente Glorieuses », le système a fonctionné, mais lors du retournement de situation économique qui a suivi, on a assisté, dès les années 90, à un vent de privatisation des dépenses de santé pour répondre à la doxa libérale, pensant aussi pouvoir réguler les complémentaires santé.
La Mutualité, ralliée à la Sécurité sociale sous la pression des mutuelles de fonctionnaires, en particulier des enseignants, défendait, à ce moment-là, un haut niveau de prise en charge des dépenses de soins par la Sécu. A la fin des années 80 (années Tapie, tournant de la rigueur), les dirigeants mutualistes se sont placés sous les directives européennes concernant les assurances, donc en concurrence avec les assurances privées.
L’erreur stratégique fut lourde.
La controverse Filllon
Lors de la campagne électorale de 2017, Fillon, avant quelques vicissitudes, projetait ceci : « Pour assurer la pérennité de notre système de santé, je propose de (…) focaliser l’assurance publique universelle sur des affections graves ou de longue durée, et l’assurance privée sur le reste. Les moins favorisés ne pouvant accéder à l’assurance privée bénéficieront d’un régime spécial de couverture accrue ».
Les leaders de droite et apparentés sont dans une logique assurantielle, privative ; et en fait même les mutuelles de fonctionnaires tirent contre la sécu
En 2022, l’évocation du 100 % Sécu
De façon très surprenante, Olivier Véran, ministre de la Santé évoque un retour au 100 % Sécu dans un contexte socio politique particulier, celui de la dette COVID d’une part, celui de la période électorale, d’autre part. Les retraité·es sont à préserver en tant que bien-votant·es et les cotisations aux mutuelles n’ont cessé d’augmenter provoquant un mécontentement à désamorcer. L’ANI est passé par là, désolidarisant les « bons risques » (les salarié·es en emploi) des « mauvais risques », en particulier les retraité·es.
Immédiatement le front anti Sécu : patronat, médecine libérale, mutualité s’est reformé, au nom de la sacro sainte liberté : laquelle ?
Sécu versus mutuelles
Dans ses ambitions de 1945, auxquelles il faut revenir, la sécu est opposée à une vision misérabiliste, compassionnelle. Elle est pour la socialisation du risque, pour la solidarité entre malades et bien portants, familles et célibataires etc. Elle est opposée aux aides conditionnelles.
La triple solidarité de la branche maladie :
-riches/pauvres
-Malades/bien-portants
-Familles nombreuses/célibataires
-Chacun paie selon ses moyens et reçoit selon ses besoins
Elle ne doit pas être gérée de façon paritaire (notion patronale), mais aux
3/4 par les salarié·es et leur représentant·es : la démocratie sociale contre le paritarisme.
En 1945, le statut de l’Alsace Moselle aurait pu être étendu France : ce régime, qui existe depuis 1884, permet de prendre en charge la consultation d’un généraliste à hauteur de 90 % (+ des meilleurs remboursements de médicaments), moyennant une cotisation supplémentaire de 1,80 % du salaire des bénéficiaires. La cotisation dépend du salaire et ce régime est à l’équilibre financier ! Mais il n’en fut rien.
Et les mutuelles , ce sont 439 organismes : 310 mutuelles (50% du marché), 26 institutions de prévoyance (17%), 103 sociétés.
Des milliards d’euros s’évanouissent en frais de gestion. Elles ne font pas de profit sur la santé, mais sur les autres risques : décès, dépendance.
Les lois successives ont aggravé la situation, les mauvaises politiques chassent les bonnes : tarification du risque plutôt que des revenus, sélection des risques, segmentation des contrats.
La fiscalisation des recettes de certaines branches : famille, maladie (CSG) parallèlement à la prise de pouvoir de la technostructure et à l’éviction des partenaires sociaux de la « gouvernance » (maladie, famille) rend les acteurs privés trop puissants : il y a impossibilité de revenir en arrière. D’où un appauvrissement du système public qui rembourse les plus malades et les plus pauvres.
Le système est pervers. Le résultat technique, c’est que les mutuelles et les assurances sont à touche-touche : 336 / 358 pour la santé. Les instituts de prévoyance perdent de l’argent (paritarisme). Les coûts de gestion sont élevés, en augmentation constante , les sociétés d’assurances étant très puissantes dans le marketing. Pour 1 euro donné à sa mutuelle , 20 à 30 centimes s’évaporent en frais de gestion ou de marketing.
Les personnes non couvertes par une complémentaire sont pour 13% des chômeurs. Les plus pauvres payent plus pour avoir moins, avec des restes à charge importants pour les malades chroniques et les personnes âgées.
C’est un recul inexorable des pratiques solidaires avec la tarification au risque.
La régulation de la concurrence ne marche pas, la dépense publique est transformée en dépense privée. Un payeur public est plus efficient qu’un marché assurantiel.
Le système est trop complexe, inégalitaire et doit évoluer, même la Cour des comptes l’écrit (Argus de l’assurance).
3 scénarios possibles :
Il est nécessaire aussi de réinventer la démocratie dans la Sécurité sociale : en revenir à 45 serait insuffisant, on est allé trop loin dans l’étatisation, en créant les ARS, en fiscalisant les recettes de l’assurance maladie, en réformant l’administration centrale.
100% sécu : quel périmètre des soins ?
Ce ne serait pas open bar : explosion du prix des médicaments (chimiothérapies, thérapies géniques). La Sécu ne peut pas tout prendre en charge.
Un débat démocratique est nécessaire.
Mais en transformant les primes des complémentaires en cotisations sociales, en fusionnant les personnels, en supprimant les dépassements d’honoraires, en économisant sur le prix du médicament, en régulant certaines dépenses (optique, dentaire), en supprimant les niches sociales, le 100 % Sécu est réalisable.
La mutualité, quant à elle, pourrait se consacrer aux œuvres sanitaires et sociales, à des politiques de prévention etc
Les syndicats doivent reprendre l’offensive sur la Sécu, et ne plus jouer simplement le rôle d’interlocuteurs.