Janvier 2002 – janvier 2012 : voilà dix ans
que disparaissait Pierre Bourdieu, penseur majeur de la domination et de la reproduction sociale, infatigable combattant pour un autre monde.
Il est étonnant de constater depuis quelques jours l’unanimisme de façade d’une certaine presse
et de ses relais, célébrant aujourd’hui Bourdieu après avoir impitoyablement combattu ses idées. On constate une tendance à séparer
en deux l’œuvre et la vie de Bourdieu : d’un côté
le chercheur respectable et distingué et de l’autre l’affreux idéologue du mouvement social
de l’hiver 1995. Pour nous, il est impossible
et même malhonnête de séparer ainsi
l’intellectuel du militant, le sociologue
du pourfendeur des élites médiatiques et politiques.
Né en 1930 dans une famille paysanne du Béarn, issu d’un milieu populaire qu’il ne reniera jamais, l’existence de Bourdieu est entièrement tournée vers la recherche des causes sociales et culturelles de la domination des puissants. Jeune agrégé de philosophie, il effectue son service militaire en Algérie où il se découvre une vocation de sociologue. Il observe finement les racines du colonialisme et la destruction par celui-ci des formes de solidarité et de sociabilité traditionnelle. De retour en France, il enseigne à l’Ecole pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Un temps sous la protection de Raymond Aron, il rompt avec celui-ci au moment de la grève générale de mai 1968.
Les Héritiers,
La reproduction sociale
Il commence, dès cette époque, avec son collègue Jean-Claude Passeron, son travail sur l’école comme lieu privilégié de la reproduction des inégalités sociales. Débutés en 1964 avec Les Héritiers, leurs travaux sont approfondis dans un nouvel ouvrage intitulé La Reproduction. Paru en 1970, ce livre fait toujours autorité et continue d’ailleurs à inspirer notre tendance syndicale. La démonstration des deux sociologues bouscule bien des certitudes sur l’école républicaine, en montrant qu’elle est aussi un instrument de reproduction sociale qui a tendance à conforter le système en place. Les enfants issus des milieux populaires réussissent moins bien que ceux qui viennent de la bourgeoisie et qui possèdent déjà un important capital culturel. Construire une école démocratique, égalitaire et émancipatrice reste un des défis majeurs en ce début de XXIème siècle. La notion de capital culturel devient un invariant de la pensée bourdieusienne. Le sociologue démontrera inlassablement, qu’au-delà du capital financier, le capital culturel participe autant voire davantage à l’organisation de la société en classes sociales antagonistes. En plaçant au cœur du système une forme de violence sociale symbolique, les puissants perpétuent et légitiment ainsi leur domination.
La pensée bourdieusienne
Au cours des années qui suivent Mai 68, de nombreux intellectuels s’engagent aux côtés des luttes sociales et plusieurs d’entre eux sont aveuglés par le maoïsme et le stalinisme. Bourdieu se tient à l’écart de cette « mode » de l’intellectuel engagé et aligné sur de prétendus modèles qui n’ont de « socialistes » que le nom. Il continue cependant, par ses recherches et ses écrits, à fournir un cadre théorique et des enquêtes sociologiques précieuses à tous ceux qui cherchent une voie pour l’émancipation des travailleurs.
Empruntant au marxisme une grille d’analyse sociale, influencée également par les travaux de Foucault et de la sociologie critique de Reich, la pensée de Bourdieu opère une synthèse originale se situant au carrefour de traditions émancipatrices diverses. Plusieurs percées théoriques et la définition de concepts clés permettent de donner une cohérence aux divers travaux de Bourdieu. L’habitus, défini comme l’ensemble des dispositions et perceptions que l’individu acquiert à travers son expérience sociale, compte parmi ceux-ci. Cet habitus explique, selon Bourdieu, l’unité de pensée et d’action d’un groupe social donné.
Nommé au collège de France en 1985, médaillé d’or du CNRS, Bourdieu refuse constamment de se laisser enfermer dans un personnage officiel et désormais rangé. Au contraire de beaucoup de penseurs qui se rallient au libéralisme dans les années 80, il reste fidèle à ses convictions et se radicalise même au fil des années. Il refuse l’idée alors en vogue que le capitalisme est la fin de l’histoire et démontre dans des études magistrales l’étendue des dégâts sociaux, culturels et économiques causés par la mondialisation financière. Il dirige le monumental ouvrage La Misère du monde qui paraît en 1993. Il y dresse un bilan sans concession des ravages de l’économie libérale et passe en revue les laissés pour compte d’un système oppressif : l’ouvrier licencié, le paysan étranglé par le productivisme, le sans-papier traqué, le travailleur précaire. Il fait aussi la démonstration que la démolition de l’Etat social va de pair avec le renforcement de l’Etat pénal.
Décembre 95 :
aux côtés de ceux qui luttent
En décembre 1995, Bourdieu est l’un des acteurs essentiels du plus grand mouvement social qu’ait connu la France depuis 1968. Cette puissante mobilisation, dans laquelle notre syndicat joue un rôle clé, démontre que l’idéologie libérale n’avait donc pas définitivement triomphé. Alors qu’Alain Juppé présente un plan de casse de la retraite solidaire et ouvre la voie de la privatisation de la Sécurité sociale, certains « idiots utiles », venus de la deuxième gauche ralliée à l’ordre en place, approuvent les annonces gouvernementales. En parallèle à la lutte opiniâtre des cheminots, véritable locomotive de cette lutte, une bataille intellectuelle d’envergure s’engage. Bourdieu met tout son poids dans la balance et apporte un soutien sans faille à un mouvement social dénoncé comme corporatiste et conservateur par une pétition de la revue Esprit. Les intellectuels critiques répliquent par une contre-pétition qui rappelle que les salariés du public défendent, en réalité, l’intérêt général du salariat dans son ensemble.
A partir de là, Bourdieu devient le symbole de la résistance de tout un pan du champ intellectuel à la vague néolibérale. Il est actif aux côtés des travailleurs sans papiers en lutte pour leur régularisation, soutient le mouvement des chômeurs et voit avec bienveillance la naissance du mouvement ATTAC et de la Fondation Copernic en 1998. Défenseur d’une gauche de gauche, critique face aux reculs du gouvernement Jospin sur l’Europe libérale, Bourdieu devient une véritable conscience sociale à la fin des années 90. Il redouble de critique face au système médiatique, machine à fabriquer du consentement à l’ordre établi et publie, entre 1995 et 2001, plusieurs petits essais vifs et stimulants sur cette question. Il participe également à la réalisation, en 2001, du film de Pierre Carles intitulé La Sociologie est un sport de combat, qui vise à populariser les concepts bourdieusiens. Atteint d’un cancer, il s’éteint le 23 janvier 2002. La publication posthume de son Esquisse pour une auto-analyse permet de comprendre le sens de toute de vie de recherche et de combats.
Sa disparition ne marque pas pour autant la fin de la sociologie critique, tant il est parvenu à essaimer autour de lui. Les travaux de Loïc Wacquant, Alain Accardo et Luc Boltanski ou les recher- ches du couple Pinçon-Charlot sur la grande bourgeoise, inscrivent largement leurs pas dans le sillage de Bourdieu.
Dénonciation implacable du système médiatique, mise à jour de la violence symbolique des oppresseurs, organisation du consentement à l’ordre en place, reproduction sociale des élites et appel à une alternative globale au libéralisme, restent largement d’actualité dix ans après la mort de Bourdieu. ●
Julien Guerin (77)
À lire (bibliographie très subjective) :
– Pierre Bourdieu, Les héritiers
Éditions de Minuit, 1964.
– La distinction, Éditions de Minuit, 1979.
– La misère du monde, Le Seuil, 1993.
– Sur la télévision, Liber, 1996.
– Esquisse pour une auto-analyse,
Raisons d’agir, 2004.
– Sur l’Etat (cours au collège de France
1989-1992), Raisons d’Agir, 2011.