La réussite scolaire de tous les élèves : un projet possible, nécessaire, mais encore inachevé.
A l’heure de la crise économique et sociale, les diplômes sont de plus en plus nécessaires pour faire face aux exigences du marché du travail. Mais les diplômes cèdent la place aux certifications par compétences, et l’école prend en charge individuellement le tri social des élèves, sur la base de leurs résultats scolaires : à l’élève qui réussit scolairement, la voie générale, et à celui qui ne parvient pas à surmonter les difficultés inhérentes à tout apprentissage, les filières de relégation. Ainsi, les parcours scolaires sont restés toujours aussi inégaux selon l’origine sociale des élèves : 20 % des enfants d’ouvriers décrochent aujourd’hui un bac général, contre plus de 70 % des enfants de cadres. Or, chaque élève et sa famille se voient individuellement imputés le mérite et donc la responsabilité de son propre parcours scolaire.
Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec, tous deux membres du Centre Nantais de Sociologie (CENS) et du Groupe de Recherches sur la Démocratisation Scolaire (GRDS, www.democratisation-scolaire.fr), ont bien voulu répondre à nos questions sur le destin scolaire des enfants issus des classes populaires pour nous aider à tordre le cou à nos préjugés et alimenter notre réflexion sur les pratiques enseignantes.
Cédric Hugrée est docteur en sociologie de l’Université de Nantes. Ses recherches portent sur les mobilités sociales ascendantes des nouvelles générations populaires et sur la reconfiguration des frontières des classes sociales.
Tristan Poullaouec est maître de conférences en sociologie à l’Université de Nantes. Ses recherches portent sur le devenir scolaire et professionnel des enfants des familles ouvrières. ●
1) Le titre « Peut mieux faire »est emprunté
au chapitre 4 de l’ouvrage de Cédric Hugrée
et Philippe Alonzo (Sociologie des classes populaires), en écho à la reprise par Christian Baudelot,
de la célèbre appréciation professorale
« Des Progrès, mais peut mieux faire »
in Guy-Patrick Azemar (dir), Ouvrier, ouvrières.
Un continent morcelé et silencieux, 1992,
Éditions Autrement.
Quelques pistes pour réduire l’écart constaté entre
les destins scolaires des enfants issus des classes populaires
et les enfants de cadres, de l’école à l’université
EE : Avez-vous repéré des pratiques enseignantes qui mettent à coup sûr en échec les élèves qui n’ont que l’école pour s’approprier la culture écrite ? Et celles qui, à l’inverse, leur permettent de réussir véritablement, c’est-à-dire de maîtriser pleinement la « culture légitime » ?
Tristan Poullaouec : En tant qu’enseignant-chercheur, je n’ai pas de recettes toutes faites à proposer aux collègues du primaire ou du secondaire. À l’école, au collège, au lycée ou à l’université, il faudrait surtout instaurer les conditions d’une véritable réflexion collective sur nos pratiques d’enseignement, qui sont au cœur de notre métier. Pour ma part, je suis convaincu qu’il nous faut déjà reconsidérer le rôle de la difficulté intellectuelle et de l’erreur dans les apprentissages. On ne peut pas contourner ces problèmes, comme le laissent croire certaines vulgates pédagogiques misant sur l’autoconstruction des savoirs par les élèves. Ainsi que le rappelle une lycéenne enquêtée par Fanny Renard, « si on savait tout, on serait même pas là, elle [l’enseignante] serait pas là, elle aussi »(1). Reconnaître que l’école a pour mission principale la transmission des savoirs, c’est faire en sorte que les élèves soient effectivement confrontés aux difficultés intellectuelles inhérentes à ces savoirs, c’est également accepter le rôle formateur de leurs erreurs en cherchant avec eux leurs raisons et c’est enfin leur fournir à tous les moyens de surmonter ces erreurs et ces difficultés. Il nous faut donc trouver le moyen de mettre en œuvre efficacement la pédagogie explicite et rationnelle qu’appelaient de leurs vœux Bourdieu et Passeron dans les années 1960.
EE : Est-ce la notation qui décourage les élèves et qui crée les inégalités scolaires ? Faut-il abandonner les notes chiffrées et les remplacer par l’évaluation par compétences ?
T.P. : L’AFEV(2) a lancé une pétition pour la suppression des notes à l’école primaire qui a contribué à ranimer le débat sur la démocratisation scolaire. En effet, de multiples recherches ont soulevé les problèmes que pose la notation, qui contribue davantage à classer et à trier les élèves qu’à leur indiquer leurs acquis et leurs difficultés, leurs progrès ou le chemin qu’il leur reste à faire. Les mauvaises notes sont en effet très décourageantes, dans un système scolaire qui laisse croire aux élèves qu’ils sont les seuls responsables de leurs résultats. Le GRDS a cependant refusé de signer cette pétition : cette mesure est trompeuse, partielle et même contreproductive, en l’état actuel de l’école. En effet, à quoi sert de supprimer les notes si l’on maintient l’évaluation des compétences, d’une manière ou d’une autre ? Ou bien s’agit-il seulement de ne pas stigmatiser les élèves qui n’apprennent pas en masquant leurs difficultés ? Et pourquoi ne pas étendre la mesure au secondaire : est-ce parce que la compétition scolaire y serait plus légitime ? Ce n’est pas en cassant le thermomètre qu’on changera la température. La question du redoublement l’a montré : les chercheurs ont prouvé qu’à niveau égal, ceux qui passent dans la classe supérieure progressent plus que les redoublants. Mais quand on évite le redoublement, on n’a pas résolu pour autant les problèmes d’apprentissage. Depuis le milieu des années 1980, les redoublements ont ainsi beaucoup diminué, mais les écarts de niveau entre les élèves en fin de collège se sont creusés… Les compétences du socle commun et le livret qui en atteste la maîtrise ne sont pas des solutions miracle. Au contraire, tout cela risque d’accentuer les inégalités entre les élèves, entre ceux qui s’approprieront de réelles connaissances et ceux dont on n’exigera que la maîtrise pratique de quelques savoir-faire ou bonnes manières.
EE : Dans la France de l’après-guerre, la formation des futurs ouvriers et employés est le produit de l’opposition de deux conceptions : celle « scolariste » de l’Etat et celle « professionnaliste » du patronat. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les conceptions de l’Etat n’ont-elles pas rejoint celles du patronat ?
Cédric Hugrée : C’est à mon avis le fait central du cycle de réformes scolaires ouvert depuis le début des années 2000 : l’option « professionnaliste », très ancienne, a plus que jamais le vent en poupe… au point d’ailleurs de ne plus être cantonnée aux sections professionnelles/technologiques ou à l’apprentissage puisqu’elle guide désormais les réflexions sur les cursus généraux. Le risque est bien sûr que la nouvelle hiérarchie des savoirs scolaires et universitaires soit dictée par un ensemble d’injonctions que les responsables locaux des politiques scolaires vont peu à peu faire leurs, au motif que l’on forme pour « employer ». Mais il faut ouvrir la discussion sur les savoirs scolaires, sur les programmes et les manières d’enseigner. Il me semble par exemple qu’on ne peut se satisfaire que l’écart entre les moins bons lecteurs et les meilleurs lecteurs au primaire connaisse l’accroissement de ces dernières années. Il me semble également que les dispositions critiques des élèves face aux informations « en ligne » par le biais des réseaux sociaux ou des recherches sur internet doivent faire l’objet d’une formalisation qui permette à ces savoirs désormais décisifs d’être enseignés par des professionnels… de ces savoirs ! C’est-à-dire des personnes formées et réflexives et pas seulement focalisées par l’acquisition de quelques compétences « cliquer », « copier/coller », etc. Il me semble enfin impensable que la quasi-totalité des élèves du lycée général (notamment les L et ES et certains S) soit dispensés d’enseignement dits « techniques » qui n’en sont pourtant pas moins théoriques(3). Bref, il faut à tout prix résister à la tentation de soumettre les savoirs scolaires ou leur orientation à des impératifs économiques ciblés et ouvrir de toute urgence un débat politique sur ce que l’école du 21ème siècle doit transmettre et comment elle doit le faire. Je vais prendre un exemple que je connais bien : les enseignements liés à ma discipline, la sociologie. J’insiste pour que les étudiants que j’ai en cours prennent au sérieux les savoirs liés à la problématisation (poser une « bonne » question), les savoirs liés aux méthodologies (utiliser la bonne technique d’enquête : statistique, ethnographique, archive) car ces enseignements sont constitutifs de notre discipline. Ces enseignements sont aussi les meilleurs garants pour leur vie professionnelle future. J’apprends donc à des étudiants à bien mener une enquête par questionnaire, à faire de bonnes analyses de leurs données. Mais, je n’apprends pas à faire des « études de marché », « des évaluations statistiques de programmes publics » ou tout un tas de choses qu’ils feront dans leur vie professionnelle. Ce sera aux employeurs de les former à leur domaine particulier et à leurs « commandes » précises. Il ne faut pas oublier la responsabilité des employeurs en matière de formation ! ●
1) Ce qui les fait – inégalement – lire, PUR, à paraître.
2) Association de la fondation étudiante pour la ville,
« née de l’envie de lutter contre les inégalités dans les quartiers populaires, et de créer un lien entre deux jeunesses
qui ne se rencontraient pas ou peu : les enfants et jeunes
en difficulté scolaire ou sociale, et les étudiants ».
3) L’EE milite pour que tous les élèves soient scolarisés jusqu’à l’âge de 18 ans, dans des lycées où ils reçoivent tous les enseignements : généraux, technologiques et professionnels (NDLR).