Dans le sillage d’Adèle Haënel et de Noémie Kocher avant elle, les plaintes pour viols ou agressions sexuelles de Charlotte Arnould, Anna Mouglalis, Isild Le Besco ou Judith Godrèche à l’encontre d’acteurs ou de réalisateurs font enfin vaciller le système d’oppressions patriarcales et viriarcales du cinéma français. Sept ans après la destitution du producteur Harvey Weinstein aux USA et la déferlante #Metoo.
■ Par Mathilde Blanchard
Les tribunes et contre-tribunes sur Gérard Depardieu montrent combien les résistances et les volontés de changement sont en tension. Mais depuis le reportage accablant de Complément d’enquête et les plaintes déposées, la sacralisation de l’acteur s’effrite, malgré les réactions conservatrices et masculinistes (backlash), comme celle du Président pour qui Depardieu « rend fière la France ». Une négation de la parole des femmes similaire lorsque Roman Polanski, condamné pour abus sexuel sur mineure, obtient le César 2020 du meilleur réalisateur. Adèle Haënel déclarait alors « ils pensent défendre leur liberté d’expression, en réalité, ils défendent leur monopole de la parole. Distinguer Polanski, c’est cracher au visage de toutes les victimes ». Pour Brissiaud, Polanski, Besson, Ruggia, Depardieu, Caubère, Garrel, Jacquot ou Doillon, leur adulation, honoration et soutien par les pairs constituent une protection puissante, une impunité médiatique et rendent leur culpabilité impensable.
Cette toute-puissance est accentuée par l’héritage de la Nouvelle Vague et d’une vision des auteurs comme figures tutélaires et de fascination qui autorise tous les pouvoirs. Comme dans une dénonciation d’inceste au sein de la famille, la difficulté de parole est couplée à un sentiment de « trahir une communauté qui revendique le fait de vous avoir créée » selon J. Godrèche. Les actrices sont objets de création des réalisateurs, dans un système très hiérarchisé. L’appropriation des premiers émois amoureux et l’idée qu’un adulte puisse « initier » une enfant à la sexualité, transformée en geste subversif et artistique, sont valorisées, y compris par les critiques, dans une réinterprétation du mythe de Lolita. La glamourisation des jeunes filles, de L’effrontée à La désenchantée, s’appuie sur un mythe viriarcal qui confond création, amour et possession.
Les témoignages des actrices, souvent mineures au moment des faits, s’enchaînent en sororité et racontent l’effroyable travail de déconstruction, commun aux mécanismes habituels d’emprise et de violences faites aux femmes : rapports de domination, isolement, humiliations, contrôle du corps, mise en place d’une dépendance, rapports sexuels brutaux, viols…
Culture du viol
Ces agressions sont le fruit de comportements, de représentations qui érotisent, favorisent, minimisent et normalisent le viol, renforçant l’idée que les femmes seraient la propriété des hommes. Pour le sociologue Éric Fassin, il s’agit de « penser la violence sexuelle en termes culturels et non individuels, non pas comme une exception pathologique, mais comme une pratique inscrite dans la norme qui la rend possible en la tolérant, voire en l’encourageant. Le viol apparaît comme un comportement extrême dans un continuum qui commence par les comportements ordinaires, jugés normaux. »
Et le cinéma participe à la fabrication de ces mythes. Majoritaires, les réalisateurs et producteurs déterminent ainsi le monopole d’une vision masculine et viriarcale où les femmes sont les objets de désir masculin (male gaze). Corps morcelés (Mektoub my love), rôles secondaires, moins bien payées les actrices sont exclues des écrans après un certain âge. De la figure canonique du baiser volé (par Indiana Jones ou Han solo), du harcèlement du séducteur (À Bout de souffle) aux rapports violents légitimés (La leçon de piano), de l’esthétisation du viol (Elle) ou valorisé en subversion (Les valseuses) à son traitement comme simple élément narratif, de l’archétype du violeur véhiculé comme un inconnu monstrueux à la victime dévergondée et donc un peu coupable… le consentement ne compte pas, les violences sont acceptables et le traumatisme des victimes est nié. Il ne s’agit pas de brûler les pellicules mais de prendre conscience que ces représentations construisent notre imaginaire collectif depuis des décennies.
Recréer nos imaginaires
« Je me rends compte qu’il nous manque des grilles de lecture pour reconnaître des agressions sexuelles à l’image quand nous les voyons » explique Iris Brey, autrice du Regard féminin : une révolution à l’écran. « Nous avons été habitué.es à voir des scènes censées incarner l’érotisme, alors qu’elles nient le refus des femmes. Il faut réinterroger nos œuvres et former une nouvelle génération de spectateurs et spectatrices ».
Le monde du cinéma reste fort silencieux mais une déconstruction du système semble s’amorcer. L’Association d’actrices et d’acteurs (ADA) a appelé à un large mouvement d’adhésion auprès du Syndicat français des artistes interprètes (SFA) pour défendre « des conditions décentes et conformes au Code du travail, afin de préserver notre intégrité physique et psychique ». Des coordonnatrices d’intimité visent à prendre en compte les limites des actrices et acteurs mineur·es sur certains plateaux et le Centre national du cinéma (CNC) annonce une formation obligatoire contre les violences sexistes et sexuelles (VSS). Le collectif 50/50 œuvre pour la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel.
Donner plus de place aux réalisatrices, aux femmes à l’écran mais aussi aux diversités, dépoussiérer les normes hétéros, blanches et masculines, renouveler les regards… modifie progressivement les codes pour construire des représentations de désirs et de relations sans domination, pour emmener le monde vers de nouveaux récits. Espérons que cette fenêtre ouverte par les refus de silenciation ne se referme pas. ■
« Depuis quelque temps, la parole se délie, l’image de nos pères idéalisés s’écorche, le pouvoir semble presque tanguer, serait-il possible que nous puissions regarder la vérité en face ? Prendre nos responsabilités ? Être les acteurs, les actrices d’un univers qui se remet en question ? »
Judith Godrèche aux Césars.
« La réception critique du cinéma d’auteur, qui ne prend jamais en compte la signification sociale des films et se concentre sur l’esthétique, redouble la violence des images ».
Delphine Chedaleux, historienne du cinéma et des médias.
« C’est bizarre cette indulgence qui ne s’applique qu’aux artistes. On ne dit pas d’un boulanger « oui d’accord, c’est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil mais bon, il fait des baguettes extraordinaires »
Blanche Gardin aux Molières 2017.
Lolita, la méprise
Le mythe de l’adolescente lascive qui aguiche les hommes mûrs, responsable de leur attirance, est une appropriation masculiniste cinématographique par Stanley Kubrick de l’œuvre de Nabokov. L’auteur affirmait pourtant clairement en 1975 lors d’une émission d’Apostrophe : « Lolita n’est pas une jeune fille perverse. C’est une pauvre enfant que l’on débauche, dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde M. Humbert. Je le répète c’est une fillette de 12 ans tandis que M. Humbert est un homme mûr. […] En dehors du regard maniaque de M. Humbert, il n’y a pas de nymphette. » L’histoire d’une fillette violée par son beau-père devient une histoire d’amour impossible, imposant durablement le fantasme de l’enfant fatale, créditant des comportements pédocriminels.
Voir le documentaire Lolita, méprise sur un fantasme de Olivia Mekiejewski.