DOSSIER
- pp. 20-21 du dossier du numéro 103 de la revue de l’Ecole Emancipée / Par Fabrice Dhume, sociologue, professeur à l’UCLouvain
L’école est à l’image du reste de la société un lieu de discriminations pour les jeunes racisé·es. Si celles-ci sont assez peu dénoncées, c’est bien souvent parce que l’institution n’est pas prête à se remettre en cause.
Selon Trajectoire et origines de l’institut national d’études démographiques (Ined), l’école est mentionnée comme lieu de discrimination par 49 % des descendant·es d’immigré·es algérien·nes ayant subi ce type d’expérience en France, par 47 % issu·es de Turquie, 42 % d’Afrique subsaharienne ou encore 38 % issu·es des outremers…
Pourtant les élèves dénoncent peu les discriminations qu’iels vivent à l’école. Les enquêtes suggèrent un déficit de déclarations et a fortiori de plaintes. Dans mes recherches, les entretiens menés avec les élèves, quels que soient le niveau et le type d’établissement, relatent des expériences de racisme ou de discrimination surtout avant et ailleurs, mais presque jamais dans le lieu et le temps immédiat de l’établissement de scolarisation. Étrange disparition…
Les personnels confirment cet effacement, qui est interprété tantôt comme signe d’une absence de problème ― (« je n’ai pas de cas qui remontent »), tantôt comme signe que les jeunes n’auraient « pas conscience » d’être discriminé·es, ―avatar discursif de la hiérarchie entre maître-sachant et élève-ignorant.
Et si la raison de cette situation était à rechercher plutôt dans les rapports de pouvoir qui structurent l’ordre scolaire, dans l’indicibilité publique d’une maltraitance ordinaire des jeunesses par les institutions, à commencer par l’école ?
Une expérimentation menée dans le cadre d’un projet sur la discrimination multifactorielle à l’orientation scolaire, à Villeurbanne (2019-2022), a porté sur les conditions d’une parole des élèves sur la discrimination vécue. Des enseignant·es ont ouvert des espaces de parole pour leurs élèves… avant de se rendre compte que l’obstacle principal résidait dans les limites de l’entendement des « adultes ». En effet, une fois dépassé le stade de la censure (« on ne peut pas dire ça »), est-on réellement capable d’entendre ce qu’être discriminé·e veut dire, lorsqu’on est un.e « prof » et a fortiori « blanc·he » (i.e. non exposé·e au racisme) ?
Un réflexe professionnel est de transformer le dispositif de parole en exercice d’évaluation des discours : « il y en a qui ont une belle maturité dans leur argumentation », commente une enseignante. Les élèves qui osent poser qu’« il faut se défendre » face à la violence de la discrimination, se voient ipso facto rappeler à l’ordre, ici par une CPE : « vous connaissez notre réponse : on ne peut pas justifier la violence ». Les agent.es de l’institution n’entendent pas ce qu’est la violence de la discrimination, comment elle dépossède de soi-même celleux qui la subissent, et en quoi « se défendre » permet a contrario de reprendre possession de soi.
« Le prof a toujours raison »
Le projet d’ouvrir la parole est investi d’une logique de performance du respect (selon le mot de l’anthropologue James C. Scott) : la parole publique attendue recouvre un acte d’allégeance à l’ordre social et à la forme scolaire. Dans ce contexte normatif que seul·es les adultes semblent ne plus voir, les élèves se taisent majoritairement sur la discrimination vécue, et s’en expliquent en off : « de toute façon, le prof a toujours raison ». Les plus scolairement adapté·es optent pour un discours conforme, un de ces discours antiracistes qui légitiment l’ordre scolaire.
Les élèves lâchent leur expertise de discriminé·e au profit d’un discours moral convenu qui déréalise le problème : « [il faudrait faire] une campagne, dès le plus jeune âge, pour leur dire qu’il ne faut pas être raciste, sexiste, que ça sert à rien, qu’il faut respecter nos différences, on est tous égales et égaux »…
Confronté·es à l’hypothèse de leur autocensure, les élèves affirment sans détour que ce qui empêche de dénoncer la discrimination scolaire est ni plus ni moins l’ordre institutionnel : « pour qu’un.e élève se sente en capacité d’aller à l’encontre d’un.e professeur.e […] il faudrait déjà que dès le début on lui donne la même position que le ou la professeur.e ». L’autorisation de formuler publiquement cette analyse politique de l’école permet alors de lever en partie l’autocensure sur le sens des actions à mener. Les participant·es se mettent rapidement d’accord sur l’un des axes principaux du travail à mener : que les élèves forment les enseignant·es, puisque, de toute évidence, le savoir sur la discrimination est de leur côté. Chiche ? ■