La séquence du Brexit en cours depuis juin 2016 est intégralement le produit des calculs électoraux ratés et des luttes de factions internes d’un parti conservateur britannique maintenant dans un état de décomposition avancée.
Cette crise au sommet marque la confusion profonde dans laquelle se trouvent de larges secteurs des classes dirigeantes au Royaume-Uni. L’extrême droite raciste converge vers les Brexiters les plus résolus à une sortie de l’UE sans accord. Se prolonge à travers eux l’héritage d’un nationalisme anglais pour lequel l’ordre supranational européen n’a jamais pu représenter un substitut acceptable de la supranationalité grande-britannique ou impériale, celles-là sous hégémonie anglaise. Ses principaux représentants, toujours généreux en formules grandiloquentes sur le destin national, et tous dotés de solides fortunes personnelles, n’ont pas de raison de s’inquiéter des calamités d’une rupture brutale.
Pour la plupart des milieux patronaux, en revanche, les perspectives offertes par un tel scénario sont alarmantes. Vu le volume des échanges avec l’UE, on peut le comprendre. L’incertitude régnante entraîne un ralentissement de l’activité et de l’investissement, au mieux ; un mouvement de délocalisation, au pire. Leurs relais se trouvent tant du côté conservateur que dans la droite du travaillisme parlementaire, cette dernière étant déterminée à vouloir faire courir le risque d’un nouveau référendum.
Mais les uns et les autres ont deux autres motifs de crainte : la fin de l’unité du Royaume-Uni en cas de sortie sans accord, dès lors que l’Écosse et l’Irlande du Nord ont peu de chance de se réconcilier avec une telle issue ; et plus grave encore, l’arrivée maintenant très plausible de la gauche travailliste au pouvoir, dirigée par Jeremy Corbyn.
Face à l’extrémisme tory et aux désordres qui entourent un pouvoir dans l’impasse, l’opposition travailliste propose un compromis modéré et crédible : respect du résultat du référendum, mais maintien dans l’union douanière et dans le marché unique. Suite à leur rencontre avec les dirigeants travaillistes début février, les négociateurs européens estimèrent que ce projet était à même de sortir du blocage (lié notamment à l’avenir de la frontière irlandaise).
Pour cette gauche travailliste, le risque le plus grave d’un Brexit sans accord est celui d’une fuite en avant ultime dans l’entreprise de liquidation des protections encore existantes pour le monde du travail. Cette éventualité pourrait en outre s’accompagner de dérives déréglementaristes supplémentaires, tant en matière de protection environnementale que de normes sanitaires. D’où les engagements répétés sur ces sujets constitués en critères de base de tout nouvel accord que pourra proposer la première ministre, Theresa May.
Rien ne permet de dire à ce stade si le report de l’échéance au 31 octobre prochain permettra de trouver un compromis viable ou accroîtra les risques d’enlisement qu’aggraverait une participation britannique aux élections européennes, si un terrain d’entente n’était pas trouvé avant le 22 mai, et la très probable démission de Me May.
Dans tous les cas de figure (pas d’accord, nouveau projet d’accord, nouveau référendum, annulation du Brexit, nouvelles législatives anticipées), il faut noter un problème rarement évoqué et pourtant majeur de cette conjoncture : le prolongement des débats autour du Brexit (et leur exacerbation en cas de nouveau référendum) continuera de neutraliser la confrontation politique pourtant impérative sur la violence de la politique austéritaire conduite depuis 2010. Avec ou sans Brexit, le R-U de l’austérité, c’est 14,3 millions de personnes sous le seuil de pauvreté, 200 000 enfants de plus dans la pauvreté absolue au cours de la seule dernière année, + 169 % de personnes dormant dans la rue depuis 2010, un niveau record des recours aux banques alimentaires atteint en 2018. Les urgences politiques sur la santé publique, l’école ou l’environnement et la pauvreté (au travail notamment) sont couvertes par le vacarme et les angoisses interminables du Brexit.
Le Brexit ou le large soutien à Corbyn, chacun à leur manière, signale l’épuisement terminal du consensus archi-pro-patronal et anti-syndical qui a prévalu depuis bientôt quarante années. Bien que possible, le pire n’est donc pas la seule option. La possibilité d’une bifurcation historique a pris forme, outre-Manche. Et il va de soi que dans une conjoncture internationale marquée par la progression des nationalismes d’extrême-droite, le sort de la gauche socialiste britannique représente un enjeu majeur. La virulence des possédants à son égard (non dépourvue de fantasmes assassins) en reste l’indice le plus sûr.
Thierry Labica (syndiqué SNESup)
(L’hypothèse Jeremy Corbyn : une histoire politique et sociale de la Grande-Bretagne depuis Tony Blair, Demopolis, 2019)