Le paysage syndical français est marqué par un éclatement certain,
fruit d’une histoire mouvementée plus riche de divisions que de fusions.
Cette histoire peut éclairer les débats actuels quant à la nécessité,
aux objectifs et à la faisabilité d’une éventuelle recomposition.
Pourquoi recomposer ? Pourquoi maintenant ? Peut-on le faire en dehors d’un mouvement social ? Sur quelle orientation ?
La CGT est créée en 1895 par agglomération de la multitude de syndicats de métiers et de Bourses du travail dont s’était dotée la classe ouvrière dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Agglomération lentement construite mais qui lui donne une dimension de matrice commune du syndicalisme du XXème siècle, exception faite du syndicalisme chrétien qui s’incarne dans la CFTC en 1919, laquelle donnera naissance en 1964 à la CFDT.
Très vite, en l’espace de 30 ans, la CGT subit 3 scissions : 1921, 1939 et 1947. Si on laisse de côté 1939 (exclusion de la CGT de sa frange communiste pour refus de dénoncer le pacte germano-soviétique), on peut retenir des épisodes de 1921 et 1947 qu’ils renvoient à un profond clivage idéologique : d’un côté une aile « réformiste » qui souhaite réformer le capitalisme, et de l’autre une aile « révolutionnaire » dans laquelle le PC stalinisé prendra rapidement le dessus. Mais a contrario, par deux fois, en 1936 puis 1943, la CGT connaît un processus de réunification visant à surmonter les deux premières scissions.
Dès l’origine, le mouvement syndical est donc travaillé par des logiques contradictoires : une aspiration à l’unité organique de ses composantes et des divergences d’orientation que les épreuves du siècle aiguiseront jusqu’à la rupture.
Scissionner à chaud,
recomposer à froid ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les réunifications de la CGT ne procèdent pas d’une dynamique de lutte dans la classe ouvrière, mais d’un besoin d’unité largement ressenti face au péril fasciste. La première est l’aboutissement d’un rapprochement entamé au lendemain de la manifestation des ligues factieuses d’extrême droite le 6 février 1934. La France est alors en pleine crise économique et le mouvement ouvrier sur la défensive. Hitler, arrivé au pouvoir l’année précédente, a déjà écrasé le mouvement ouvrier allemand, ce qui force l’Internationale communiste à changer de stratégie en 1935 pour imposer aux Partis Communistes un rapprochement avec les organisations réformistes. C’est ainsi que la CGTU (communiste) tend la main à la CGT (SFIO réformiste), après 14 ans passés à se combattre sans répit, pour aboutir à la réunification de mars 1936. En 1943, c’est la nécessité d’unifier la Résistance qui pousse les frères ennemis à fusionner une deuxième fois malgré les clivages idéologiques maintenus.
Si ces réunifications ne sont pas à proprement parler le produit de luttes ouvrières, elles répondent à une aspiration profonde parmi les travailleurs – qui scandent « unité ! » dans la manifestation syndicale du 12 février 1934 à Paris-, et participent au regain de combativité qui s’ensuit.
Inversement, les moments de scission correspondent plutôt à des périodes de combativité ouvrière : les deux après-guerre, mais aussi dans une certaine mesure le début des années 60 pour la scission CFTC/CFDT, ou encore après 1995 et 2003 pour les Sud.
Un contexte difficile
Aujourd’hui, après 30 ans de régressions sociales que le syndicalisme n’a pas réussi à contrer, le rapport de force entre les classes nous est clairement défavorable. Mais si, au regard des expériences passées, on peut imaginer recomposer en l’absence de luttes, il faut néanmoins mesurer le handicap que représente la perte de repère idéologique du mouvement social : le débat d’orientation qui le traverse n’est plus celui de réforme ou révolution, ni de solidarité ou pas avec l’URSS, mais de savoir si on cède ou pas aux sirènes du libéralisme, ce qui en soit est une régression. Le mouvement syndical est en panne de projet émancipateur et en panne de stratégie. Ainsi, même s’il ne s’agit que d’unifier des organisations qui partagent une approche commune faite d’antilibéralisme et de volonté de proposer des alternatives sociales – et non pas des organisations aux orientations divergentes comme en 1936 et 1943 -, les fondements idéologiques d’une possible unité restent à définir. Et, à la différence des précédents historiques, force est de constater que nous ne sommes pas poussés par une injonction de la base : en dehors de l’aspiration au « tous ensemble » qui est un appel à l’unité d’action, il y a peu de conscience parmi les salarié-es de la nécessaire unification des organisations de la « classe ouvrière », car la conscience de classe elle-même s’est érodée. En ce sens, on peut dire qu’il s’agit bien de recomposer à froid.
En revanche la montée partout en Europe de l’extrême droite, devrait malheureusement aiguillonner les syndicalistes sur la voie de l’unité organique. La motivation, une fois de plus, risque de nous venir de l’extérieur.
Une recomposition
pas évidente…
Rien d’évident dans cette idée de rassembler en une nouvelle structure des organisations qui n’ont pas ou plus de passé commun à l’échelle d’une vie militante. Tout est à confronter : l’histoire, les référents idéologiques, les pratiques démocratiques et militantes.
D’autant que la question ne se pose pas de la même façon du point de vue de la CGT, de la FSU ou de Solidaires.
Pour la FSU, la question posée est celle des limites de l’autonomie dont on perçoit qu’elle ne peut pas se prolonger indéfiniment.
Pour Solidaires, qui ne s’est jamais considérée comme une fin en soi, (même si elle affiche en ce moment une tendance au repli), la faiblesse de son implantation interprofessionnelle est aussi un problème à résoudre.
Quelles seraient les motivations de la CGT, à tout le moins des partisans en son sein d’un rapprochement avec la FSU ? Se renforcer numériquement ? Organiser un pôle capable de faire contrepoids au « pôle réformiste » ? Faire bouger les lignes en interne en agrégeant une FSU perçue comme plus radicale ? En tout état de cause, il est clair que la CGT ne se pose pas la question dans les mêmes termes, ni avec la même urgence que la FSU.
… mais nécessaire
Indépendamment des logiques d’appareil, la situation actuelle de faiblesse du mouvement social et de montée des courants réactionnaires appelle le regroupement des forces syndicales « lutte de classe » sur une orientation définie, a minima, comme antilibérale pour une transformation progressiste et écologique de l’économie et de la société. Dans le contexte de régression idéologique que l’on vient de décrire, cela peut permettre de clarifier le débat syndical en mettant en lumière les enjeux d’orientations derrière le maquis organisationnel (accompagnement ou alternative au libéralisme, collaboration ou affrontement avec le patronat), et ainsi participer du combat pour l’hégémonie idéologique sur le monde du travail face au libéralisme triomphant. Ce faisant, on redonnerait du crédit à l’engagement syndical en proposant une « offre unique » contre une division illisible et démobilisante.
Mais il s’agit là d’un choix volontariste visant à pallier l’affaissement de la conscience de classe plutôt qu’une réponse à une demande d’en bas. C’est pourquoi, la ligne de crête entre une recomposition dynamique pour faire vivre une orientation syndicale combative, et la manœuvre bureaucratique pour sauver ce qui peut l’être d’un appareil pris dans la tourmente, est assez étroite. Sans contenu revendicatif solide, la recomposition passerait à côté de son objectif (tout au moins du nôtre).
Comment avancer ?
Parmi les conditions nécessaires pour que ce ne soit pas qu’une manœuvre d’appareil, il y a d’abord la compréhension commune des enjeux de la période. De ce point de vue, la montée de l’extrême droite pourrait jouer un rôle de catalyseur. Il faut ensuite un minimum d’expérience de lutte partagée (le meilleur exemple récent étant celui des retraites en 2010, dans les départements où la synergie CGT, FSU, Solidaires a marché). En dehors des moments de lutte, il y a nécessité de créer un maximum d’espaces d’échange et d’action pour que des pratiques communes puissent se mettre en place : travail dans des instances, stages, élections… Enfin, il faudra faire preuve d’une capacité à avancer en respectant tous les acteurs dans leur identité et leur fonctionnement (démocratique en particulier).
La question immédiate n’est pas de fusionner, mais de créer un « pôle » syndical identifiable par son orientation et son action. Les derniers mois ont mis en évidence la césure qui s’installe entre un syndicalisme d’accompagnement et un syndicalisme de lutte et de transformation sociale.Il faut en tirer les conséquences. Or, tout le monde dans la CGT et la FSU n’est pas prêt à cela, car ce clivage traverse y compris nos organisations. L’attitude ambivalente de la CGT qui ne renonce pas au rapprochement avec la CFDT dans le cadre de ce qu’elle appelle le « syndicalisme rassemblé » témoigne de cela. Dans la FSU aussi, une partie U&A minimise les divergences d’orientation derrière le discours du « il n’y a pas les réformistes d’un coté et les contestataires de l’autre ».
Pour faire de cette possible recomposition autre chose qu’une manœuvre bureaucratique, il faut faire pièce à cette tentation de l’unité sans contenu dans nos organisations respectives. On ne peut faire l’économie de la bataille d’orientation dans et hors de la FSU. ●
Marie Cécile Périllat