«Ne pas céder au fatalisme »

Trois questions à Ugo PAlheta*, sociologue.

ÉÉ : Nous ne sommes plus à l’abri d’une victoire du RN. La ligne « plutôt le RN que la FI » s’exprime plus ou moins ouvertement. Comment en est-on arrivé là ?

La montée du FN/RN au cours des quatre dernières décennies renvoie à toute une série de facteurs. Les premiers tiennent aux transformations sociales profondes associées aux politiques capitalistes dites néolibérales : la montée des concurrences notamment sur le marché du travail, et des craintes de déclassement qui leur sont associées, tend à favoriser le sentiment qu’on ne peut compter sur personne, sinon ses proches (famille et amis) ; l’État devrait d’abord se préoccuper de « nous », puisqu’on nous répète depuis 40 ans qu’il n’est plus possible de servir tout le monde. Dans le même temps, l’affaiblissement des solidarités de classe – en particulier syndicales – et la montée des discours nationalistes, xénophobes et racistes dans les champs politique et médiatique ont stimulé la construction d’un « nous » défini moins sur une base de classe que nationale raciale (« nous les vrai.es Français.es »), avec toutes sortes d’identifications racistes associant l’« assistanat » ou la délinquance aux immigré.es et aux minorités. On retrouve donc ici l’impact d’un second ensemble de facteurs, à savoir des transformations idéologiques complexes. Enfin, il y a des facteurs essentiellement politiques : d’un côté, la crise de l’hégémonie néolibérale, qui favorise la recherche de nouvelles solutions politico-idéologiques du côté des classes dominantes, d’où le fait qu’une partie des élites – au niveau mondial – se tourne vers les extrêmes droites ; et de l’autre, la crise historique des gauches, liée aux trahisons du PS, au déclin du PCF et à la difficulté à faire émerger sur les cendres de ces forces une nouvelle représentation politique des travailleurs et travailleuses, des jeunes et des minorités.

ÉÉ : L’arc républicain a-t-il un sens ? L’adoption de la loi immigration le 18 décembre dernier constitue-t-elle une bascule ? De la tripartition à la bipartition ?

Je ne nie pas le caractère scandaleux de la loi immigration, mais je pense qu’il s’agit moins d’une bascule que de l’aboutissement d’une longue trajectoire de la classe dominante. Je crois qu’il y a beaucoup d’illusion rétrospective sur ce qu’a pu être le front républicain par le passé : la figure de Chirac, qu’on mentionne souvent à ce propos, est aussi bien celui qui prétendument ne transigeait pas avec l’extrême droite, mais qui dans le même temps dissertait en meeting sur « le bruit et l’odeur » des familles immigrées. « Plutôt Hitler que Blum », plutôt l’extrême droite que la gauche, ce n’est pas une exception ou un accident de parcours dans l’histoire de la droite, c’est la règle. Quand l’instabilité sociale et/ou politique devient trop importante, des franges importantes de la bourgeoisie (à travers la droite conservatrice ou libérale, qui en est la représentante naturelle sur le terrain politique) perçoivent l’extrême droite comme une solution de rechange. Or, du fait de la crise multiforme du capitalisme, nous sommes précisément dans une période historique marquée structurellement par une instabilité hégémonique, en particulier en France où la conflictualité sociale est restée importante. Cela étant dit, pourquoi observe-t-on en ce moment précis une telle convergence entre l’extrême centre et l’extrême droite ? Je pense que la principale raison réside dans ce qui s’est passé à gauche lors de la séquence électorale de 2022 et sur le terrain social en 2023 (la mobilisation contre la réforme des retraites et la révolte dans les quartiers populaires). Le grand projet de Macron en 2017 était double : accélérer l’imposition de l’agenda néolibéral et briser si nécessaire les contestations sociales (d’où la répression féroce) ; reconfigurer le champ politique autour d’un tête-à-tête entre l’extrême centre et l’extrême droite, ce qui supposait d’évincer totalement la gauche. Or, non seulement la gauche n’a pas disparu (elle n’était pas si loin de passer au 2nd tour à travers Mélenchon), mais c’est la composante de rupture qui l’a largement emporté en son sein (autour de LFI). Pire (pour Macron), la gauche s’est unifiée avec la Nupes – au moins pendant un temps – autour d’un programme de rupture. Tout était donc à refaire pour le président de la République, donc la priorité politique pour lui c’est de rétablir l’extrême droite comme seul adversaire sérieux et d’éliminer la gauche, ce qui passe par le fait de délégitimer radicalement LFI.

ÉÉ : Quelles stratégies de résistance face à ce péril fasciste ?

Il n’y a aucune solution clé en main, et toute une palette de choses à faire. D’abord, il importe de ne pas céder au fatalisme, qui mène au découragement et à l’apathie. L’histoire n’est jamais jouée d’avance, elle s’écrit en fonction de notre action (ou de notre inaction). Ensuite, il faut absolument empêcher l’extrême droite de se construire comme force militante, ce que Reconquête tente actuellement de faire (davantage que le RN), y compris sur le terrain scolaire via l’invention d’un « vigilantisme » parental. Cela suppose donc un travail unitaire, non seulement intersyndical, mais encore par-delà les frontières entre organisations syndicales, associatives et politiques, pour empêcher les forces d’extrême droite de prendre confiance, de s’implanter, de développer des mobilisations de terrain, etc. Il y a ensuite des batailles politico-culturelles à mener, à la fois pour faire reculer l’extrême droite sur ses fondamentaux (la xénophobie, l’islamophobie, le sécuritarisme, etc.), pour rendre crédibles les idées sur lesquelles la gauche est majoritaire (services publics, salaires, protection sociale, etc.), mais n’apparaît pas en capacité de les mettre en œuvre, et enfin pour ouvrir un horizon vers une transformation sociale plus radicale, un au-delà du capitalisme. C’est seulement à ce prix qu’on pourra poser adéquatement la question de l’alternative politico-électorale, à laquelle il est impossible d’échapper si l’on veut vaincre l’extrême droite. Les contre-manifestations sont nécessaires, mais ne suffiront pas si la gauche sociale et politique ne parvient pas à faire renaître un espoir crédible de changement et à poser la question du pouvoir. ■

* Face à la menace fasciste (avec Ludivine Bantigny), Textuel, 2022 ;

Défaire le racisme, affronter le fascisme (avec Omar Slaouti), La Dispute, 2022 ;

La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, 2018.

Propos recueillis par Sophie Zafari

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