Michèle Bachelet vient d’être élue présidente du Chili avec 63 % des voix pour la « Nouvelle Majorité ».
La pression du mouvement pour l’éducation gratuite au Chili – enclenché en 2006 et devenu gigantesque en 2011- a été constante pendant la campagne. Michèle Bachelet, sous cette contrainte, a du faire des promesses sur une réforme de l’éducation : « que nous voulons mener à bien et qui va répondre clairement aux désirs et aux rêves que les étudiants ont eu toutes ces années » (discours du 17/12/13).
Est-elle en capacité de mener une réforme de l’éducation conforme aux attentes de toute la société chilienne ?
Tout porte à croire que non… Sauf sous pression d’un nouveau mouvement social.
Très rapidement après le coup d’état contre Salvador Allende du 11 septembre 1973, une entreprise de casse du système éducatif égalitaire mis en place par l’Unité Populaire est opérée, inspirée par les apprentis sorciers ultralibéraux de l’école de Chicago.
La LOCE (Ley Orgánica Constitucional de Enseñanza) est l’aboutissement de cette casse en mars 1990 (après le retour à la « démocratie négociée » entre la Concertation (1) et les tortionnaires du régime).
Cette loi modifie en profondeur le système éducatif dans ses structures et son financement : réforme constitutionnelle pour inscrire l’éducation à la charge des parents et non plus de l’état ; décentralisation avec le transfert des responsabilités et des moyens aux municipalités, mise en place de trois types d’écoles : l’école publique dite école municipale, l’école privée subventionnée et l’école privée ; perte du statut de fonctionnaire pour les enseignants.
**L’éducation au Chili
Parallèlement, un système universel de bons d’études est mis en place afin de permettre à tous les élèves de s’inscrire dans une école privée ou publique (toutes payantes !!!) ; une allocation mensuelle proportionnelle au nombre d’inscriptions est accordée à ces écoles.
Entre 1981 et 1996, le taux des inscriptions dans le secteur privé passe de 15 % à 33 % de la population scolaire totale.
En 2008, seulement 17 % des coûts de l’éducation supérieure étaient supportés par l’État, 83 % par les familles. La possibilité de s’inscrire dans ces écoles tient uniquement à la capacité des familles à s’endetter.
Ce système a généré d’énormes tensions car il est la seconde plus importante source de profits au Chili après l’exploitation du cuivre.
En 2006, la révolution des « Pingouins » (à cause des uniformes des lycéens) a déstabilisé le premier mandat de Michèle Bachelet.
Sa seule réponse a été de faciliter le recours au crédit qui a connu une augmentation de 28 % pour les familles depuis lors, et ce au profit des puissantes banques chiliennes.
En 2011, sous la présidence de Sebastian Pinera, le Mouvement étudiant poussé par le mouvement lycéen a fait connaître au Chili ses premières manifestations géantes depuis 1973.
Fort de 89 % d’opinion favorable, il a profondément remis en cause la notion de « profit » dans l’éducation et dans la société entière en allant jusqu’à revendiquer la nationalisation du cuivre et une nouvelle constitution pour permettre de financer l’éducation gratuite.
Ce sont des mesures fondamentales que Michèle Bachelet version 2013 n’est en rien prête à appliquer, ce qui remet fortement en cause les belles promesses de campagne.
**Quelques signes positifs…
L’élection présidentielle de 2013 a vu pour la première fois depuis 1973 deux anti-libéraux conséquents comme candidats : Roxana Miranda et Marcel Claude totalisant seulement un peu plus de 3 % des voix mais ayant pu défendre un programme de rupture avec l’héritage pinochetiste (Constitution, privatisations, extractivisme minier, impôts faibles) mais le grand vainqueur est l’abstention (52 %) qui marque la poursuite de la crise de légitimité du modèle dans son ensemble.
Des représentants du mouvement étudiant ont été élus au Parlement, « Le Parti Communiste a doublé son nombre de sièges au Parlement, passé de trois à six, et prétend y avoir fait entrer les mouvements sociaux, puisque les ex-dirigeantes étudiantes Camila Vallejo et Karol Cariola [toutes deux membres du Parti Communiste Chilien] ont été élues députés », explique l’universitaire Franck Gaudichaud.
Les ex-dirigeants étudiants Giorgio Jackson (Révolution Démocratique) et Gabriel Boric (Gauche Autonome) ont également été élus au Parlement.
La victoire de Gabriel Boric est incroyable : « c’est le seul des ex-leaders étudiants qui a concouru à l’élection en dehors de la Nouvelle Majorité », précise le sociologue Felipe Portales.
« Il a gagné la députation sans l’appui d’aucune des coalitions, et a réussi à rompre le système binominal [instauré par Pinochet, ce système assure le monopole des sièges aux deux blocs majoritaires], ce qui n’était encore jamais arrivé », souligne Franck Gaudichaud.
La Nouvelle Majorité, avec les voix de Gabriel Boric et de Giorgio Jackson, « disposera des majorités qualifiées au Parlement pour réformer les lois organiques constitutionnelles ».
Ils pourront donc modifier le système électoral binominal, fondamentalement antidémocratique, mais aussi le « Plan Laboral » en vigueur depuis 1979, qui prive les travailleurs d’un authentique droit de grève, restreint l’action syndicale, a créé les fonds de pensions privés (AFP) en 1980, et le système d’assurance de santé privé (ISAPRE) en 1981.
« S’ils ne le font pas, c’est qu’ils ne veulent pas réformer, conclut-il. En revanche ils n’auront pas la majorité qualifiée des deux-tiers pour lancer la réforme constitutionnelle ».
Par ailleurs « Bachelet a répété qu’elle ne souhaitait pas établir une nouvelle Constitution, si ce n’est à travers les canaux institutionnels – ce qui signifie qu’elle rejette l’option de l’Assemblée Constituante », constate Felipe Portales.
« Les mouvements sociaux de 2011 ont imposé un agenda électoral à la Nouvelle Majorité. Si le programme de Bachelet prévoit, entre autres, une réforme de l’éducation, et sa gratuité progressive au bout de six ans dans les établissements qui reçoivent des subventions d’État, c’est grâce à eux », estime Franck Gaudichaud.
Les députés « étudiants » du Parti Communiste ont un accord politique avec la Nouvelle Majorité qui peut limiter fortement leurs marges de manœuvre au Parlement mais le mouvement étudiant est bien décidé à « pourrir la vie » de Michèle Bachelet au pouvoir, comme l’a exprimé Eloisa Gonzalez, porte-parole lycéenne, au moment de l’occupation du siège de campagne de Michèle Bachelet entre les deux tours de la Présidentielle.
**Quel avenir pour le Chili ?
L’abstention sans précédent, l’explosion des mouvements sociaux, des mouvements écologistes face aux grands barrages et aux entreprises minières, la continuité du fort mouvement Mapuche (Indigènes du Sud du pays contre lequel Michèle Bachelet avait utilisé la législation anti-terroriste) montre que nul chèque en blanc n’est donné à Michèle Bachelet pour son second mandat.
La question est : le mouvement social au Chili sera-t-il suffisamment fort pour remettre en cause l’intégralité de l’héritage de la dictature de Pinochet et des Chicago boys ?
Michèle Bachelet ne va pas remettre en cause d’elle-même les intérêts de ses alliés de la Concertation dont beaucoup de dirigeants sont dans le business de l’éducation, des mines, des banques, des fonds de pensions et de la santé.
Il semblerait que l’essentiel des mobilisations va tourner autour de l’Assemblée constituante qui est une revendication historique.
L’historien Sergio Grez souligne que chacune des constitutions écrites au Chili a exclu la majorité des citoyens : « La science politique pourrait difficilement considérer comme démocratique un pays dans lequel il n’y a jamais eu un débat national concernant les normes essentielles qui doivent régir sa vie collective.
Il s’agit d’un pays semi-démocratique, avec une citoyenneté restreinte. » Gustavo Ruz, juriste et membre du Mouvement pour l’Assemblée constituante, formule des critiques à l’égard des dirigeants traditionnels.
À son avis, ce sont eux qui entravent la concrétisation d’une Constituante. Il espère que les parlementaires récemment élus tiendront parole et soutiendront cette voie de changement.
Les forces qui mènent la campagne « Marca tu voto AC » [écrire sur le bulletin de vote « Assemblée Constituante »] restent attentives au débat constitutionnel et joueront certainement un rôle dans les mobilisations à venir.
40 ans après le coup d’État militaire contre Salvador Allende, il faudra être très attentif à la suite des mobilisations chiliennes sur fond de crise de légitimité du modèle néolibéral installé pendant la dictature militaire, modèle qui a été le laboratoire du système libéral planétaire en crise aujourd’hui.
Ces mobilisations ouvrent la brèche à une transformation sociale profonde au Chili, et peut être ailleurs. ●
Julien Terrié,
Syndicaliste.
Auteur du documentaire : « Fissure du modèle chilien » sur les mobilisations pour l’éducation gratuite au Chili : contact@faltoulouse.fr