Il faut se faire à cette réalité, Marx a pratiquement disparu de la plupart des salles de classe et quand il y apparaît, c’est pour être présenté comme à l’origine de régimes liberticides et criminels.
Son œuvre reste pourtant porteuse d’une subversion émancipatrice et toujours actuelle.
Il y a un enjeu important à transmettre sa mémoire pour que le plus grand nombre sache au moins, même vaguement, de quoi il a été porteur et que d’autres, nécessairement moins nombreux, soient incités, en toute connaissance de cause à se pencher sur son œuvre comme un objet nécessaire de critique et d’inspiration. La bande dessinée est un moyen privilégié insuffisamment utilisé aujourd’hui pour s’adresser aux jeunes générations.
**Le Capital en manga
Il y a eu par le passé plusieurs tentatives de mettre Marx en bandes dessinées. Les plus anciens se rappellent peut-être d’un Marx pour débutants[[ Rius, Marx pour débutants, François Maspéro, 1982.]] qui avait eu un réel succès.
Disons-le tout net : la relecture de ce livre aujourd’hui laisse une impression de pénibilité absolument rédhibitoire. Les dessins paraissent brouillons, sans continuité graphique. On est écrasé par le poids du texte qui comprend de longues citations indigestes autant que par les trop nombreuses iconographies d’époque, mal reproduites.
Mais le livre était publié un temps où le seul nom de Marx était vendeur et le marxisme jugé, quoiqu’on pût en penser, digne d’être étudié [[ Dans la même collection et la même année est aussi paru :
David Smith & Phil Evans, Le Capital de Marx pour débutants.]].
Plus près de nous est parue une tentative de transposer Le Capital en manga. Publié en français en deux volumes préfacé par Olivier Besancenot [[ Karl Marx Le Capital 1 & 2 (sans nom d’auteur), Soleil Manga, 2011.]], le livre essaie d’exposer les thèses du Capital à travers l’histoire d’un jeune fromager dont l’activité, financée par un investisseur avisé, est devenue celle d’une véritable usine.
L’idée est intéressante mais cette adaptation souffre d’un moralisme bien surfait qui voit opposer le cynisme de l’investisseur présenté comme le véritable décideur de toutes les évolutions de la production aux scrupules du personnage principal qui pourtant en est l’exécuteur fidèle.
**Une vie de Marx en 64 pages
Le livre de Corinne Maier et d’Anne Simon ne relève d’aucune de ces critiques. Le parti pris biographique des auteurs pour présenter l’oeuvre de Marx aide à rendre le livre très accessible.
Pourtant raconter la vie de Karl Marx en 64 pages de BD était certainement une gageure. Les auteures ont réussi ce pari. Le style graphique est moderne, simple et clair. Certaines images sont inspirées de tableaux célèbres plaisamment détournés, voire de scènes de film, autant de clins d’œil bienvenus. Le récit est alerte, le ton faussement badin est accrocheur.
Certes on pourra toujours reprocher quelques traits d’humour un peu faciles.
Marx est présenté comme un individu bien sympathique soumis aux aléas d’une vie qu’il a bien peu maîtrisée, concentré qu’il était sur la production d’une œuvre qui le dépassait.
Les auteures lui ont donné un côté un peu fantaisiste qu’il n’avait pas [[
Au contraire d’Engels. Voir notamment à ce sujet le très beau livre
de Daniel Bensaid, Karl Marx les hiéroglyphes de la modernité, Textuel, 2001.]] mais c’est là un artifice de style qui rend la lecture bien plus plaisante.
Le contexte dans lequel s’inscrit la vie de Marx est correctement présenté : la formidable mutation que connaît alors l’Europe avec le développement de l’industrialisation, la grande crise révolutionnaire de 1848, la montée du mouvement ouvrier.
Les grandes étapes de son œuvre sont bien présentées : l’hégélianisme de gauche, Le Manifeste du parti communiste, Le Capital, la Première Internationale.
Bien des informations sont à peine évoquées comme autant d’invitations à aller y voir par soi-même.
Rappelant la pièce de Howard Zinn, Karl Marx le retour [[Howard Zinn, Karl Marx le retour, Agone, 2010.]], le livre se termine sur quelques pages qui réaffirment l’actualité de la pensée de Marx à l’heure où pourtant on n’a jamais autant affirmé sa ringardisation.
La misère d’une part croissante de la population abandonnée au chômage, l’effondrement industriel des pays riches, la crise économique mondiale sont autant d’arguments rappelés pour maintenir vivace l’intérêt pour la pensée de Karl Marx qui n’a en réalité rien perdu de sa force subversive.
Et c’est en tant que fantôme à l’allure de super-héros que Marx conclut en croisant le fer avec le capitalisme : « La lutte continue ! ». ●
Stéphane Moulain
Corinne Madier & Anne Simon, Marx (Dargaud), 14,99 euros.