Avec le projet de loi pour une école de la confiance, Jean-Michel Blanquer entend graver dans le marbre législatif les déterminants de sa politique éducative, qu’il décline depuis son arrivée au gouvernement. Après les évaluations CP, CE1 et 6ème, la réforme du lycée, Parcoursup, les mesures de cette loi consacrent le resserrement des apprentissages sur les fondamentaux, l’individualisation des parcours et des apprentissages, la mise sous tutelle de l’agir enseignant, la territorialisation du système éducatif. Tout en autorisant des cadeaux à l’enseignement privé et en restreignant la possibilité de formuler des critiques sur la politique éducative menée.
Museler toute critique
À la première lecture, l’article 1 paraît bien anodin. Mais le document explicatif rend les choses plus claires : « Les dispositions de la présente mesure pourront ainsi être invoquées dans le cadre d’affaires disciplinaires concernant des personnels de l’éducation nationale s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public. » Il s’agit, pour Jean-Michel Blanquer, d’offrir un cadre juridique permettant de rappeler à l’ordre les professionnel-les de l’Éducation nationale qui formuleraient des critiques vis-à-vis de l’état de notre système scolaire ou des politiques menées. Soyons clairs, l’article de loi ne bouleverse pas le cadre légal existant inhérent au statut de fonctionnaire. Mais l’intention est là. Et elle n’a certainement pas échappé à une hiérarchie qui pourra se prévaloir de cette orientation pour faire pression sur des personnels en lutte, ou témoignant de la réalité de leur métier.
À cette pression possible sur les personnels s’ajoutent la suppression du Cnesco et la création du Conseil d’Évaluation de l’École, dont les missions sont transformées et la composition largement liée au ministre (10 des 14 membres). De fait, il n’y a plus d’instance officielle d’évaluation des politiques éducatives menées, a fortiori indépendante du pouvoir, pour témoigner — comme le Cnesco en son temps — du fait que les politiques menées ces vingt dernières années ont participé de l’augmentation des inégalités scolaires et de leur caractère socialement marqué.
Organiser la ségrégation scolaire
Chacune des mesures avancées par Blanquer entre en effet en cohérence avec celles qui ont conduit la France au titre de championne des inégalités. On trouve dans la loi des dispositions faisant éclater le cadre national de notre système scolaire, et qui, parce qu’elles ouvrent la voie à des adaptations territorialement — et donc socialement — différenciées dans un cadre budgétaire et pédagogique contraint, permettront l’exacerbation de la ségrégation sociale de notre école.
L’article 8 de la loi étend le cadre de l’expérimentation : dérogations possibles à l’organisation pédagogique, à la répartition des heures d’enseignement, aux procédures d’orientation des élèves, dérogations devant lesquelles l’exigence de mêmes programmes pour toutes et tous risque de faire pâle figure… On voit le spectre d’établissements adaptant leur ambition et leurs missions à des territoires socialement marqués, et ce ne sont pas les élèves issu-es des classes populaires qui tireront profit d’une telle mesure. C’est aussi un cadre propice à des organismes type « Agir pour l’école » dont la proximité avec notre ministre n’est plus à démontrer (cf précédente revue).
Autre mesure qui organise la ségrégation sociale, la possibilité de créer d’une part des Établissements Publics des Savoirs Fondamentaux (EPSF) et d’autre part des Établissements Publics d’Enseignement International (EPEI).
Les EPSF sont les écoles du socle. Ces établissements, dont l’implantation dépendra de la volonté des collectivités locales, rassembleront dans une même unité administrative les élèves de la maternelle à la fin du collège. Les EPSF consacrent les termes de « savoirs fondamentaux », si chers à Jean-Michel Blanquer qui entend par là réduire les apprentissages scolaires aux « lire, écrire, compter, et respecter autrui ». Or, loin de lutter contre les inégalités scolaires, ce resserrement conduit à l’augmentation du poids des déterminismes sociaux dans la réussite scolaire : des pans entiers de savoirs n’ont plus leur place dans la scolarité obligatoire, alors qu’ils sont indispensables aux élèves issu-es des classes populaires. Avec les EPSF, on voit émerger des établissements s’assignant comme seul objectif la fin de la scolarité obligatoire (Bac -3), avec des contenus d’enseignement tronqués. Une école de pauvres, pour les pauvres.
Les EPEI, eux, sont manifestement les établissements pour les classes sociales favorisées. Ils scolariseront les élèves de la maternelle jusqu’à la fin du lycée, pour préparer l’option internationale du bac et proposer un enseignement en section binationale. Les budgets de ces établissements peuvent être abondés par l’Union européenne ou d’autres organisations internationales ainsi que par des dons et legs privés, ce qui n’est pas sans rappeler les systèmes anglo-saxons les plus socialement ségrégués.
Les articles portant création des EPSF et des EPEI ouvrent juridiquement la porte à deux systèmes scolaires parallèles, aux ambitions différentes et manifestement hiérarchisées, ce qui constitue une rupture tragique avec le long travail d’unification du système scolaire porté à la fin des années 40 par le plan Langevin-Wallon et qui s’est poursuivi dans un élan, certes insuffisant, de démocratisation scolaire jusque dans les années 90.
Mettre sous tutelle les professionnel-les
L’ensemble du texte est marqué par la volonté d’assujettir les personnels de l’Éducation nationale, de les prolétariser pour en faire les actrices et les acteurs de la vision ségrégative de l’école de notre ministre.
Ainsi le Conseil de l’Évaluation de l’École sera un instrument du développement du pilotage par l’évaluation des enseignant-es et des établissements, du renforcement du management et des pressions, qu’elles soient hiérarchiques (évaluations) ou du fait de la communauté éducative (auto-évaluation).
Avec les EPSF, on assiste à un renforcement du poids hiérarchique, en particulier pour les enseignant-es du premier degré avec le principal du collège comme supérieur, que la logique de mise en concurrence évoquée précédemment rend d’autant plus fort. Ne doutons pas que ces établissements entraîneront des modifications des conditions de travail, des missions, du statut des personnels du premier et second degrés, sans aucun doute vers un « moins-disant ».
La réforme de la formation initiale qui crée les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPÉ) dont les directeurs-trices seront nommé-es par le ministre, fait la part belle aux « savoirs fondamentaux » et ouvre la porte à des formateurs-trices issu-es des milieux économiques, abîmant encore plus un métier qui aura de plus en plus de mal à se définir comme un métier de conception tourné vers la lutte contre l’échec scolaire.
Citons aussi l’obligation scolaire à compter de 3 ans, qui est avant tout un moyen de financer les écoles maternelles privées. Et la modification du statut d’AED, permettant à celles et ceux qui se destinent aux concours de l’enseignement de se voir confier des fonctions pédagogiques, d’enseignement ou d’éducation, ce qui conduira à mettre des personnels non formé-es, souvent étudiant-es, en situation de faire classe, et d’instituer la précarité comme voie ordinaire d’entrée dans le métier.
Ce tableau est bien noir. C’est celui d’une loi contre l’école, assujettissant ses personnels, entrant en rupture avec la logique d’unification du système scolaire, mais en parfaite cohérence avec les éléments les plus libéraux des politiques éducatives menées ces dernières années qui ont conduit à l’augmentation des inégalités scolaires et du poids des déterminismes sociaux dans la réussite scolaire. Une loi qui affronte directement l’idée d’une école émancipatrice, porteuse de justice sociale.
Véronique Ponvert et Adrien Martinez
Une école exsangue
Les économies sont-elles les conséquences des réformes ou le but recherché ?
À la rentrée 2019, l’État rogne sur les moyens : des CP et CE1 en REP dédoublés au détriment des autres niveaux, car sans moyens afférents, des étudiant-es « empêché-es » d’université par le tri imposé par Parcoursup ou par la hausse des frais d’inscription, et partout des effectifs pléthoriques par manque de postes.
Dans le second degré, la situation est dramatique : la saignée — 2 650 suppressions de postes — a pour corollaire la hausse du nombre d’heures sup et l’imposition d’une deuxième heure (donc l’allongement du temps de travail). Elle entraîne là encore une hausse des effectifs, les classes de plus de 30 élèves en collège devenant la norme. L’État racle les fonds de tiroir, ici les Ulis rendent leur (petite) marge de 3 heures pour le tout inclusion ; l’inclusion est aussi prétexte à suppression de 6ème Segpa ailleurs, au mépris de l’enseignement adapté.
En lycée, les classes seront surchargées et l’offre de formation réduite. Les options ne sont pas financées, les spécialités pas implantées partout ; alors que règne un grand flou sur la mise en place de la réforme du lycée, on peut constater les disparités et inégalités.
Les mobilisations en décembre, janvier, février sont par endroits massives : les démissions collectives des professeur-es principaux-ales en lycée se multiplient, les actions « lycées morts » aussi.
L’école Blanquer est une école « à deux vitesses », une pauvre école pour les pauvres, des moyens pour les autres…
(article à paraitre dans le numéro 76 de la revue de l’école émancipée)