Il semble aujourd’hui établi que les modalités de transmission des savoirs et les méthodes d’apprentissage prennent une place significative
dans la construction des inégalités scolaires(1). Pierre Badiou et
Dominique Vachelard nous livrent dans École, violence et domination(2)
leur conception du système éducatif en analysant en particulier l’importance de l’accès à la langue écrite et de l’apprentissage
de la lecture comme enjeux de pouvoir.
Démystifiant le modèle de l’« école de Jules Ferry », les auteurs réfléchissent aux moyens d’élaborer une pédagogie de l’émancipation de tous. Leur analyse théorique nourrit leur mise en pratique de l’apprentissage de la lecture dans laquelle le texte est pris dans sa globalité avec toute sa complexité.
Dans une société de classes, l’école, comme les autres institutions étatiques, est un outil au service de la classe dominante. Elle contribue au conditionnement social des individus, au formatage idéologique et au processus de reproduction des inégalités, dans lesquels le savoir apparaît comme « enjeu de pouvoir et de domination ». Pour maintenir l’ordre établi, seul le point de vue de la minorité hégémonique doit s’exprimer et transmettre un certain nombre de « valeurs naturelles ». Ainsi, des contenus enseignés doivent incarner l’universalité aux yeux de tous.
Le savoir, enjeu de pouvoir
Mais les dispositifs d’enseignement participent également de la normalisation de l’individu. Le paradigme du rapport au savoir établit la relation élève-enseignant suivante : le professeur doit déverser la « vérité » à ses élèves ignorants. Cette violence symbolique qu’exerce l’école, très contestable d’un point de vue démocratique, est néfaste à l’appropriation de connaissances. Dans la lignée de la pédagogie Freinet, les auteurs affirment que l’on apprend par soi-même en agissant et ils prônent pour cela un autre statut de l’élève. Charlotte Nordmann avait d’ailleurs montré que cette confrontation directe à la complexité du savoir, et non l’attitude passive face à la doctrine du professeur, est une condition de la motivation de l’apprenant(3).
Lire, c’est comprendre
La langue est un formidable instrument de pouvoir et l’accès à la langue écrite est décisif dans le combat pour une société démocratique. Or, les auteurs font le constat que les élèves, dans leur majorité, ne sont pas de véritables lecteurs au terme de leur scolarité. Sans accès autonome et critique à l’écrit, une part importante de la population s’en remettra à des sources d’information fréquemment instrumentalisées, comme la télévision. Selon eux, la méthode d’apprentissage de la lecture préconisée officiellement ne permettrait pas aux élèves de comprendre, mais seulement de déchiffrer. Comme on n’apprend pas à faire du vélo après l’étude des lois de l’équilibre, on ne lirait pas en produisant des sons grâce à la connaissance de son abécédaire mais en élaborant des stratégies de recherche et d’analyse, par l’émission d’hypothèses(4). L’approche rappelle celle de Jacques Rancière(5) : on construit un savoir sur la base de ce que l’on connaît déjà, en abordant l’objet d’étude dans sa complexité et en usant de la méthode du hasard, du cheminement, du tâtonnement.
On ne lit que si on en a besoin
Les auteurs, membres de l’Association française pour la lecture, mettent en œuvre cette méthode au sein de la structure « Brioude ville lecture ». Après avoir travaillé sur le logiciel ELSA(6), visant à développer les stratégies de lecture pour atteindre une plus grande efficacité, les participants sont amenés à débattre d’ouvrages à la médiathèque. La lecture et l’écriture y sont envisagées dans
l’optique de la prise personnelle de responsabilité, comme un moyen pour les personnes concernées d’agir sur leur champ social. Celles-ci sont amenées à rédiger un « circuit-court », un écrit les invitant à analyser ce qu’ils vivent en classe, à la récréation, dans la cité… Ce qui les conduit à exprimer leur point de vue, à apprécier celui des autres. L’écrit est objet d’appropriation, de jugement, de critique.
Les résultats obtenus seraient encourageants, de quoi poursuivre les expérimentations et le débat pour une école émancipatrice. ●
Romain Gentner
1) Voir par exemple La construction des inégalités scolaires, sous la direction de Rochex Jean-Yves
et Crinon Jacques, 2011.
2) École, violence et domination. Notre école nous apprend-elle vraiment à lire ? Badiou Pierre,
Vachelard Dominique, Éditions du cygne, Paris, 2011.
3) La fabrique de l’impuissance, L’École entre domination
et émancipation, Nordmann Charlotte, 2007.
4) Nous sommes des produits historiques,
Badiou Pierre, 2007, p. 124.
5) Le maître ignorant, Rancière Jacques, 1987.
6) Pour Entraînement à la Lecture SAvante.