Le leurre du dialogue social

Depuis une dizaine d’années, la « démocratie sociale », présentée comme l’indispensable accessoire de la démocratie politique, quoique dépourvue de définition consensuelle, fournit la justification et le critère du « dialogue social ».

Afin de graver la méthode dans le marbre, il a même été récemment question de l’introduire dans la Constitution[[Projet de loi constitutionnelle relatif à la démocratie sociale du 14 mars 2013, provisoirement (?) abandonné.]].

La notion de dialogue social commence à se répandre à partir des « lois Auroux » de 1982, selon lesquelles « les travailleurs doivent être citoyens à part entière dans l’entreprise », dans l’objectif de « promouvoir une démocratie économique fondée sur de nouvelles relations du travail […] et sur l’élargissement du droit des travailleurs » (rapport Auroux, 1981).

La démocratie politique se trouve ici, d’emblée, posée comme le fondement de la démocratie économique, euphémisme transparent. Renforçant le droit syndical, de la représentation du personnel et de la négociation collective, ces lois ont posé les principaux ingrédients du dialogue social, qui subsistent aujourd’hui.

**Un gigantesque double leurre

Ce modèle constitue, toutefois, un gigantesque leurre, d’abord en ce qu’il cherche à masquer la caractéristique fondamentale du contrat de travail, à savoir la subordination du salarié à l’employeur, “orthogonale”, par définition, à toute démocratie, entendue comme le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple.

La notion de dialogue social s’est alors, progressivement et insidieusement, substituée à celle de citoyenneté dans l’entreprise. Face à la crise du capitalisme, il ne s’agit plus seulement de promouvoir l’entreprise individuelle, mais bien de sauver le système économique : le dialogue social devient l’un des instruments majeurs de sauvegarde de la « compétitivité économique ».

Produit de la négociation collective entre patronat et syndicats « responsables » car vraiment « représentatifs », il érige les « partenaires sociaux » en un acteur législatif, au détriment du Parlement : ainsi, et c’est le deuxième aspect du leurre, une pseudo-démocratie économique prétend-elle supplanter la démocratie politique.

À cette fin, et malgré le contexte d’une crise du capitalisme écrasant la capacité de lutte des travailleurs, le MEDEF et les forces politiques qui le soutiennent continuent, étrangement, à rechercher l’adhésion des organisations syndicales à leur projet néolibéral.

Depuis une dizaine d’années, les réformes législatives se succèdent pour les y contraindre. D’instrument de conquête de droits nouveaux pour les salariés, la négociation collective est devenue celui de l’accroissement du taux de profit.

**L’extension du dialogue social au secteur public

L’extension à la Fonction publique, par la loi du 5 juillet 2010, de la réforme de la représentativité syndicale et de la négociation collective de 2008 dans le secteur privé va dans le même sens.

L’agent public est un travailleur subordonné, comme le salarié. Il ne saurait donc devenir un « citoyen à part entière » dans le service ou l’établissement…

Dès lors, il n’est pas surprenant que l’administration, cherchant à obtenir son adhésion à ses orientations, manifeste le même souci que le patronat de s’assurer la collaboration d’organisations syndicales « responsables » car « représentatives ».

Toutefois, malgré l’extension récente du champ d’application de la négociation collective dans la Fonction publique, son produit reste dépourvu de valeur normative, ce qui freine ladite collaboration.

Pour contourner l’obstacle, le gouvernement développe à l’envi les techniques de la « consultation », de la « concertation », du « relevé de conclusions », du « protocole d’accord », en jouant insidieusement sur leur absence de définition réglementaire.

S’inspirant de « l’agenda partagé » du secteur privé, il invente un « agenda social », mais en conservant la maîtrise de sa définition. Il consulte abondamment les comités techniques ministériels, il inclut les problématiques du secteur public dans de « grandes conférences sociales », etc.

Tout cela avec l’insigne avantage sur le patronat de n’être jamais lié par les innombrables avis ainsi recueillis auprès des syndicats, dont l’administration ne manque cependant pas de faire son profit.

Au-delà du caractère chronophage de cette méthode, qui épuise les représentants syndicaux, les éloigne des personnels et joue des divergences entre syndicats, sa finalité de « dialogue social » demeure contestable en soi.

Les syndicats de lutte et de transformation sociale ne doivent pas s’en laisser compter ; le gouvernement doit apprendre que leur participation ne lui est pas acquise, et qu’ils n’y viendront qu’assurés d’en sortir avec des avancées significatives. ●

Philippe Enclos

(SNESUP-FSU)