Crise grecque, Brexit, dynamiques nationalistes qui conduisent les
droites extrêmes au pouvoir (Hongrie, Pologne, Autriche, Italie…),
impasse sur la politique migratoire et immobilisme institutionnel :
les menaces politiques se sont tellement accumulées ces dernières
années pour l’Union Européenne que l’hypothèse d’une implosion à court
ou moyen terme devient de plus en plus crédible. Certes, dès 1954,
Jean Monnet annonçait que « l’Europe se fera dans les crises », mais
la multiplication de celles-ci, économiques, démocratiques, politiques
peut raisonnablement faire douter de la capacité de l’UE à rebondir.
La crise économique de 2008 a tout d’abord révélé la fragilité de l’UE
et son incapacité endémique à faire face à une déflagration de
l’ampleur de la crise des subprimes. Les multinationales et leurs
correspondants politiques font leur la « stratégie du choc », se
saisissant de la crise économique comme opportunité pour intensifier
l’offensive contre les conquêtes sociales du XX ème siècle. Mais
l’austérité budgétaire, les politiques commerciales de libre-échange
et le démantèlement imposé des droits sociaux ont conduit à une
crise de légitimité sans précédent de l’UE. Dans le même temps,
l’Union économique et monétaire (UEM) a manifestement et
irrévocablement échoué, les économies de la périphérie subissent une
crise sévère, et les économies du centre rencontrent des difficultés
persistantes. La monnaie unique est devenue un instrument au service
du capitalisme allemand pour instaurer une politique économique
mercantiliste au moyen du dumping des salaires, et pour dicter – avec
le soutien des autres économies du centre de l’UEM, et donc y
compris de la France – des « réformes structurelles » qui provoquent
la stagnation économique, la pauvreté et le chômage. La capitulation
du gouvernement grec a montré que l’UEM comme l’Union européenne (UE)
constituent des obstacles majeurs à toute tentative de modifier
l’agenda néolibéral qui domine en Europe.
Autoritarisme bureaucratique
Depuis 2015, les élites européennes cherchent donc à répondre à leur
crise de légitimité. Et ce n’est pas la remise en cause d’une
politique qui a pourtant failli qui guide la réflexion. Au contraire,
le remède au mal se propose d’être encore et toujours plus violent. Le
rapport des cinq présidents (les présidents de la Commission, de
Conseil, de la BCE, de l’Euro groupe et du Parlement) concernant les
perspectives d’achèvement de l’Euro zone, présenté le 22 juin 2015, en
est l’illustration.
Ils proposent le renforcement des procédures d’édification de l’Euro
zone en s’appuyant sur quatre piliers. Tout d’abord une véritable
union économique, dont l’objectif serait la convergence des économies
européennes, au moyen de réformes structurelles dans les domaines de
l’économie, du marché du travail, de l’administration publique et
du marché des produits et des services. Une union financière,
engloberait l’union bancaire et l’union des marchés financiers, avec
l’objectif d’un seul et unique marché monétaire et financier européen.
Une union budgétaire, avec notamment l’adoption et la mise en service
d’une austérité perpétuelle, au moyen de « stabilisateurs
automatiques » qui diminueraient les dépenses et augmenteraient les
impôts automatiquement, sans décisions politiques, chaque fois que
la stabilité budgétaire serait menacée. Enfin, une union politique
qui, d’après les auteurs du rapport, signifierait une repré-
sentation unique de l’Euro zone, un poste permanent de Président de
l’Eurogroupe, et des « auditions » plus fréquentes des planificateurs
de la politique économique européenne (Conseil, Commission,
ministres des états-membres, troïka) par le Parlement européen.
Le trait commun de ces quatre propositions est la dépossession de
toute souveraineté populaire pour décider des politiques
économiques. Dans un contexte où chaque scrutin est l’occasion pour
les peuples de sanctionner les politiques austéritaires, on voit bien
où réside l’intérêt de se passer de leur avis.
L’Europe des droits ?
La promesse d’une Europe gage de prospérité pour tou-tes s’est
évanouie avec la réalité des politiques austéritaires imposées aux
peuples depuis 2008. Les discours présentant l’UE comme un espace de
défense des droits humains et démocratiques s’effondrent avec la
réalité des politiques anti-migrant-es et la normalisation des
politiques autoritaires. L’idée selon laquelle l’UE serait conjonc-
turellement néolibérale d’un point de vue économique, mais
constituerait un rempart avec des valeurs progressistes et humanistes
contre la barbarie, s’avère pour ce qu’elle est : une idéologie sans
prise sur la réalité.
En effet, le renforcement du caractère anti démocratique de l’Union
Européenne s’accompagne de deux autres processus politiques. D’une
part, l’intensification des politiques migratoires racistes de la
Forteresse Europe. Elle était inscrite dans les traités Dublin, dont
l’accord entre l’Union européenne et la Turquie constitue l’étape la
plus récente. Aujourd’hui, cet accord est au cœur des préoccupations
géopolitiques de l’UE, dans la mesure où la rétention des 3 millions
de personnes en situation de migration ou en demande d’asile en
Turquie, qui veulent aller vers l’Europe est perçue comme une menace à
la sécurité et à l’ordre européen. Le droit d’asile est enterré et le
droit international est bafoué et contourné. Le tournant vers le
totalitarisme du gouvernement d’Erdogan est non seulement toléré
mais aussi financé, le discours de l’extrême-droite est
justifié. Enfin, le caractère anti-démocratique des institutions
européennes est désormais explicite : pour reprendre les termes de
Jean-Claude Juncker, « il n’y a pas de choix démocratique contre les
traités européens », ce dont ont témoigné l’expérience grecque mais
aussi les négociations sur le CETA et les OGM, qui, sans faire de
bruit, ont été de manière décisive verrouillées, ou encore, au mois de
juin dernier, les pressions pour refuser un ministre eurosceptique en
Italie. La présence de l’extrême-droite dans différents
gouvernements n’étant par contre plus considérée comme un sujet
d’intérêt.
Impasse politique
Si une crise se noue lorsque « ceux d’en bas ne veulent plus, et ceux
d’en haut ne peuvent plus », alors il nous faut considérer avec
sérieux la possibilité d’une dislocation de l’édifice européen. Car,
aux crises économiques, sociales, et démocratique, s’ajoutent des
tensions politiques au sein même des élites, tensions dont on ne voit
pas les signes de résolutions.
En effet, la tentation représentée par E. Macron d’un fédéralisme
autoritaire pour relancer le processus d’intégration est rejetée par
la plupart des gouvernements. Ses soutiens se font rares. A.Merkel
est contrainte par la situation politique allemande, et des pays
majeurs comme l’Italie basculent. Les contradictions sont telles que
les institutions européennes sont paralysées.
Dans la perspective des prochaines élections européennes, E. Macron
cherche à imposer une lecture biaisée d’une opposition entre « forces
progressistes » et « mouvements réactionnaires ». La réalité des
politiques menées montre que cette opposition est factice, tant les
désaccords ne sont pas insurmontables sur les enjeux démocratiques,
économiques et des droits humains. Le désaccord porte sur la place
respective que doivent jouer l’UE et les États dans la mise en œuvre
des politiques néolibérales autoritaires, et non sur les fondements de
celles-ci. Le dumping fiscal au service des multinationales et des
ultra-riches ne fait pas désaccord, la figure de l’ennemi extérieur
pour retrouver une légitimité politique est une vieille méthode bien
comprise par Collomb ou Salvini, la répression des mouvements sociaux,
et notamment des mouvements d’aides aux migrant-es, est une réalité en
France comme en Italie, et le peu de cas fait aux processus
démocratiques une politique bien partagée.
Les mouvements progressistes en Europe sont, à l’heure actuelle,
paralysés tant la difficulté est grande à sortir du cadre
imposé. Certains à gauche seraient même tentés de surfer sur la montée
du nationalisme pour répondre à la colère des peuples. D’autres ne
veulent pas voir l’essence anti sociale et anti démocratique des
projets libéraux portés par les élites de Bruxelles.
Pourtant, entre le néolibéralisme européiste et autoritaire d’un
Macron, et le nationalisme « illibéral » d’un Orban, les motifs d’une
opposition résolue à ces deux projets politiques sont fondamen-
taux. Défense de la souveraineté démocratique, solidarité entre les
peuples, opposition au libre-échange des capitaux et des marchandises
et libre circulation des êtres humains, rupture avec le pro-
ductivisme et l’extractivisme, défense des droits démocratiques…Sur
tous ces sujets essentiels nos deux adversaires partagent nombre de
propositions. Pour reprendre pied, les mouvements de gauche en Europe
pourraient commencer par affirmer la fidélité à leurs valeurs et prin-
cipes, notamment internationalistes, tout en rompant avec ses
illusions sur le caractère potentiellement progressiste de l’Union
Européenne.
JULIEN RIVOIRE