ÉÉ : ce livre paraît près de 15 ans après Les territoires perdus de
la république. Il se présente à la fois comme une réponse et aussi
comme une volonté de mise à distance des polémiques. Pouvez-vous nous
en expliquer la généalogie ?
Camille Taillefer : ce livre n’est pas pensé comme une réponse aux
Territoires perdus. Il prend position dans un débat beaucoup plus
large sur la place et les rôles de l’école, sans les dissocier ni du
social ni du pédagogique. Il est né d’une volonté collective de dire
une réalité trop rarement entendue, depuis des territoires trop
rarement écoutés. D’une rencontre d’envies et de ras-le-bol.
Envies de partager les réussites, les fiertés qui nourrissent le désir
d’aller en classe, à la rencontre de nos élèves années après
années. Et ras-le-bol de professionnel-les de l’éducation lassé-es de
se voir reprocher d’avoir abandonné un idéal républicain aux
extrémismes et communautarismes, par « laxisme »; et en même temps de
ne pas faire assez pour rétablir l’égalité, inverser les dominations,
changer la société… Sommé-es de faire de preuve de professionnalisme,
tout en étant accusé-es de « pédagogisme » !
Benoit Falaize nous a donc demandé de raconter notre métier au plus
près de la classe. De dire notre réalité, pour battre en brèche les
idées reçues sur une supposée école de la faillite, aux renoncements
négociés sur le dos des savoirs et de l’exigence intellectuelle. De
rappeler que là comme ailleurs enseigner est un métier, que l’acte de
pédagogie est difficile, qu’il oblige à cultiver le doute et la remise
en question, et que nous refusons de le voir résumé à des recettes ou
à des procédures standardisées, validées par des évaluations «
scientifiques ».
ÉÉ : le livre est fait de témoignages mis en perspectives par des
textes d’intellectuel-les, avec une place originale accordée aux
élèves et à leur parole. La parole de l’élève permetelle de déminer
les polémiques stériles ?
C. T: la parole des élèves a été tout de suite au cœur du projet du
livre. Trop souvent on parle d’eux-elles à leur place, à l’école leurs
paroles sont corrigées, évaluées, jugées… Ici, cette parole est
légitime, a priori. Ce sont nos concitoyen-nes, avant que d’être des
élèves ! Il faut entendre leur parole, l’écouter, et en partir pour
construire avec eux un parcours d’éducation, d’émancipation. En
reconnaissant la subjectivité de chacun-e. En cela le livre est
politique. Il pose les conditions d’une émancipation, tout en
affirmant que l’école parvient à déjouer les préjugés, à faire mentir
les statistiques. Il faut le dire, pour ne pas qu’elle soit détruite
avec la complicité silencieuse de ceux qui la font.
ÉÉ : c’est un ouvrage qui prend de plein fouet la question
politique. La réponse aux controverses politiques et médiatiques
passerait donc par la remise en avant de l’expertise professionnelle ?
C. T : oui, nous saisissons à bras-le-corps la question du politique !
Comment et avec qui décidons-nous de faire République? Il est
politique par la vision de l’école qu’il défend, par notre engagement
dans notre métier, dans les territoires où nous enseignons, où nous
vivons parfois aussi. Les auteur-es se retrouvent sur la volonté de
changer les regards sur les élèves comme sur les territoires
populaires, et sur les enseignant-es qui y travaillent. En rappelant
qu’il faut toujours traiter ensemble la question scolaire, la question
sociale et la question citoyenne. Cet engagement dans la cité réside
aussi dans le refus des caricatures, des raccourcis, des solutions
toutes faites. C’est ce qui me frappe dans la déferlante
#pasdevagues. Je ne suis pas surprise de lire ces témoignages, mais je
suis en colère qu’on ne réponde pas par la pédagogie.
L’institution a les moyens de répondre en Éducation nationale, en
faisant le boulot à partir de ces situations qu’il ne faut pas taire
ou cacher, qu’il faudrait au contraire saisir comme point de départ
d’un travail pédagogique d’élaboration de savoirs ou de « savoirs être
».
ÉÉ: certes, ce sont des « territoires vivants » qui sont aussi
abandonnés par les pouvoirs publics. Quelles pistes urgentes sont
suggérées pour remédier à ce problème ?
C. T : ce livre n’est pas un programme politique pour les
banlieues. En revanche, réussir à « changer le regard sur » constitue
un point de départ indispensable à l’élaboration de politiques qui
s’adressent réellement aux habitant-es de ces territoires. Les
politiques d’éducation prioritaire ont eu pour effet pervers une
stigmatisation des établissements, et des élèves qui les
fréquentaient. Or ces territoires sont une richesse pour la France !
Le travail au plus près des territoires et de ses acteurs permet en ce
sens des résultats remarquables (cf l’article de JD Peyret). C’est
donc un livre d’engagement, de travail et d’espoir. Comme conclut Eric
Favey, « mais qui veut renoncer ? »
Propos recueillis par Véronique Ponvert